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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

une allée du parc… De onze heures à une heure, réception ; à une heure, déjeuner jusqu’à deux heures et demie, en famille.

— Qu’est-ce qu’il mange ?

— De la soupe ? Sa Majesté adore la soupe ! Elle en prend à chaque repas. Après le repas, elle fume, mais jamais le cigare… toujours la cigarette, cadeau du sultan… et elle ne boit qu’une seule liqueur : le marasquin. À deux heures et demie, elle va prendre un peu l’air… dans son parc, toujours… Puis elle se remet au travail jusqu’à huit heures : un travail effrayant, colossal de paperasses et de signatures. Pas de secrétaire pouvant lui démêler cette ingrate et bureaucratique besogne. Il faut signer, signer, signer, lire, lire, lire des rapports. Et c’est le travail sans commencement et sans fin ; des rapports s’en vont, d’autres arrivent. À huit heures, dîner ; et puis encore des signatures, le travail jusqu’à onze heures. À onze heures, elle se couche…

— Et elle s’endort au bruit rythmé du pas des gardes sur le chemin de ronde… termine Rouletabille, sans sourciller.

— Oh ! jeune homme ! jeune homme !…

— Pardonnez-moi, monsieur le grand maréchal, dit le reporter en se levant… je suis, en effet, un très mauvais esprit et je sais que je n’ai plus rien à faire en ce pays. Vous ne me verrez plus, monsieur le grand maréchal ; mais, avant de partir, je tiens à vous dire combien j’ai été touché de l’hospitalité de votre grande nation. Cette hospitalité est quelquefois un peu dangereuse, mais elle est toujours magnifique. Il n’y a que les Russes au monde qui sachent recevoir, Excellence, et je le dis comme je le pense ; ça ne m’empêche pas de vous quitter, car vous savez aussi mettre à la porte !… Adieu donc !… sans rancune !… Mes hommages très respectueux à Sa Majesté… Ah ! encore un petit mot… Vous vous rappelez que Natacha Féodorovna était fiancée à ce pauvre Boris Mourazof… Encore un qui a disparu et qui, avant de disparaître, m’a chargé de faire remettre à la fille du général Trébassof ce dernier souvenir… ces deux petites icônes… je vous en charge, monsieur le grand maréchal !… Votre serviteur, Excellence !…

Rouletabille redescendit la grande Kaniouche… « Maintenant, se disait-il, c’est à mon tour d’acheter mes cadeaux… » Et il traversa, à pas lents, la place des Grandes-Écuries, le pont du canal Katherine. Il entra dans Aptiekarski-pereoulok et alla pousser la porte du père Alexis, sous la voûte, au fond de son obscure cour.

— Salut et prospérité, Alexis Hütch !…

— Ah ! c’est toujours toi, petit ! Eh bien ? Koupriane t’a fait part du résultat de mes analyses ?

— Oui, oui… dis-moi, Alexis Hütch, tu ne t’es pas trompé, dis ?… Tu ne penses pas t’être trompé ?… Réfléchis bien avant de répondre. C’est une question de vie ou de mort !…

— Pour qui ?…

— Pour moi !…

— Pour toi, petit grand ami !… Tu veux rire… ou faire pleurer ton vieux père Alexis ?…

— Réponds !…

— Non ! je ne puis m’être trompé !… La chose est aussi sûre que nous sommes là tous les deux : arséniate de soude dans les maculations des deux serviettes… trace d’arséniate de soude dans deux des quatre verres… rien dans la carafe, rien dans la petite bouteille, rien dans les deux autres verres… je le dis devant toi et devant Dieu !…

— C’est bien cela ! merci, Alexis Hütch. Koupriane n’aurait pas voulu me tromper… On n’est pas une crapule… Eh bien, voilà… Sais-tu, Alexis Hütch, qui a versé le poison ?… C’est elle ou moi !… Et, comme ce n’est pas moi, c’est elle !… Et puisque c’est elle, moi, je vais mourir !

— Tu l’aimes donc, elle ? demanda le père Alexis.

— Non ! répondit Rouletabille avec un sourire désenchanté. Non, je ne l’aime pas… Mais, si c’est elle qui versait le poison, ce n’est pas Michel Nikolaïevitch, et, moi, j’ai fait tuer Michel Nikolaïevitch. Tu vois bien que, moi, je dois mourir. Montre-moi tes belles images…