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L’ILLUSTRATION

— Ah ! mon petit, si tu voulais permettre à ton vieil Alexis de te faire un cadeau, je t’offrirais bien ces deux pauvres icônes qui sont certainement de la meilleure époque du couvent de Troïtza… Regarde comme elles sont belles, et vieilles, et patinées. As-tu jamais vu une aussi belle mère de Dieu. Et ce saint Luc, crois-tu qu’on lui a soigné la main, hein ?… Deux petites merveilles, petit ami… Si les vieux maîtres de Salonique revenaient au monde, ils seraient contents de leurs élèves de Troïtza… Mais il ne faut pas te tuer à ton âge !…

— Allons ! batouchka (petit père), j’accepte ton cadeau, et, si je rencontre sur un prochain chemin les vieux maîtres de Salonique, je ne manquerai point de leur dire qu’ils n’ont personne ici-bas pour les apprécier comme certain petit père d’Aptiekarski-pereoulok, Alexis Hütch !…

Ce disant, Rouletabille enveloppait et mettait dans sa poche les deux petites icônes. Ce saint Luc plairait certainement à Sainclair. Quant à la mère de Dieu, elle irait tout droit, bien sûr, à la Dame en noir.

— Comme tu es triste, petit fils ! Et comme ta voix me fait de la peine !

Rouletabille détourna la tête pour voir entrer deux moujiks qui portaient un long panier.

— Que voulez-vous ? leur demanda le père Alexis en russe, et qu’est-ce qui vous amène ? Avez-vous l’intention de remplir votre panier de mes marchandises ? Auquel cas je vous salue bien et suis votre serviteur.

Mais les deux autres ricanèrent :

— Oui, oui, nous sommes venus justement pour débarrasser la boutique d’une vilaine marchandise qui l’encombre.

— Que voulez-vous dire ? interrogea Alexis Hütch assez inquiet, et s’approchant de Rouletabille : Petit, regarde-moi donc ces gens-là, leur tête ne me revient pas et je ne comprends pas où ils veulent en venir…

Rouletabille regarda les nouveaux venus qui s’approchaient du comptoir, après avoir déposé leur grand panier près de la porte. Ils avaient une allure sarcastique et méchamment moqueuse qui le frappa tout d’abord. Alors, pendant qu’ils continuaient à jargonner avec le père Alexis, il bourra sa pipe, et tranquillement l’alluma. Sur ces entrefaites, la porte fut de nouveau poussée et trois autres hommes entrèrent, habillés simplement comme de bons petits tchinownicks. Eux aussi avaient de drôles de façons en regardant tout autour d’eux dans la boutique. Le père Alexis s’effarait de plus en plus et les autres lui riaient indécemment à la barbe.

— Je parie que ces gens-là sont venus pour me voler !… s’écria-t-il en français… Qu’en dis-tu, petit fils ? Si j’appelais la police ?

— Garde-t-en bien, répondit Rouletabille, impassible. Ils sont tous armés. Ils ont des revolvers dans leurs poches !…

Aussitôt, le père Alexis commença à claquer des dents… Comme il tentait de se rapprocher de la porte de sortie, il fut assez brutalement repoussé et un dernier personnage entra. Celui-ci était fort correctement mis. C’était tout à fait un gentleman, sauf qu’il avait une casquette à visière de cuir sur la tête.

— Ah ! mais, dit-il tout de suite en français, c’est le jeune journaliste français de l’hôtel de la Grande Morskaïa… Salutation et bonne santé… je vois avec plaisir que vous aussi vous appréciez les conseils de notre cher père Alexis…

— Ne l’écoutez pas, petit ami, je ne le connais pas ! s’écria encore Alexis Hütch.

Mais le gentleman de la Néva continuait :

— C’est un homme tout près de la première science et par conséquent pas bien loin de la divinité ; c’est un saint homme qu’il est bon de consulter dans les moments où l’avenir paraît difficile. Il sait lire comme pas un — le père Jean de Cronstadt excepté pour être fidèle à la vérité — sur les feuilles de cuir de taureau où des anges maudits ont tracé les mystérieux signes du destin… (ici le gentleman s’empare d’une vieille paire de bottes éculées qu’il jette sur le comptoir au milieu des icônes). Père Alexis ! Ceci n’est peut-être point du cuir de taureau, mais peut-être bien de vache. Peux-tu lire encore sur ce cuir de vache l’avenir de ce jeune homme ?…