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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

leur prouverait qu’il n’avait pas peur !… Eh bien, c’était parti !… Il ne leur avait pas envoyé dire : « C’est lâche ! »

Et il croisa les bras. Mais bientôt il dut détourner la tête pour ne pas voir jusqu’au bout à quoi servait la petite table qui se trouvait au milieu de la pièce, sans utilité apparente.

Ils avaient transporté l’homme qui se débattait encore sur la petite table. Et ils lui passaient une corde au cou. Et l’un des « justiciers », un de ces jeunes hommes blonds qui ne paraissaient pas être plus âgés que Rouletabille, était monté sur la table et glissait l’autre bout de la corde dans un gros piton qui était enfoncé dans une poutre du plafond. Pendant ce temps, la bataille continuait autour des soubresauts du corps de l’homme et on entendait le bruit de souffle de forge du râle de l’homme. Enfin, l’homme fut pendu et la petite table mise de côté, pour qu’il eût toute la place de se débattre jusqu’au dernier souffle. Mais son dernier souffle fut expiré dans une secousse telle que l’appareil de mort céda, corde et piton, et que le mort roula par terre.

Rouletabille poussa un cri d’horreur : « Vous êtes des assassins ! fit-il… mais est-il mort au moins ? » C’est ce dont les figures pâles aux cheveux blonds s’assurèrent. Il l’était. Alors on apporta deux sacs et le mort fut glissé dans l’un d’eux.

Rouletabille leur dit :

— Vous êtes plus braves quand vous tuez par l’explosion, vous savez !…

Il regrettait amèrement de n’être point mort la veille. Il ne faisait pas le brave. Il leur parlait bravement, mais il tremblait à son tour. Cette mort-là l’épouvantait. Il évitait de regarder l’autre sac. Il sortit de sa poche les deux icônes de saint Luc et de la mère de Dieu et il pria. Et il pleura en pensant à la Dame en noir.

Une voix, dans l’ombre, dit :

— Il pleure, le pauvre petit !

C’était la voix d’Annouchka.

Rouletabille sécha ses larmes et dit :

— Messieurs, l’un de vous a bien une mère…

Mais toutes les voix lui répondirent :

« Non ! Non ! nous n’avons plus de mères ! »… « Ils les ont tuées ! » disaient les uns… « Ils les ont envoyées en Sibérie ! » disaient les autres…

— Eh bien, moi, j’ai encore une mère, fit le pauvre gosse… je n’aurai pas eu beaucoup le temps de l’embrasser… c’est une mère que j’avais perdue le jour de ma naissance et que j’ai retrouvée, mais seulement… on peut le dire… le jour de ma mort… Je ne la reverrai plus… J’avais un ami, je ne le reverrai plus non plus… J’ai là deux petites icônes pour eux… et je vais leur écrire, si vous le permettez, une petite lettre… jurez-moi que vous leur ferez parvenir tout cela…

— Je le jure ! fit, en français, la voix d’Annouchka.

— Merci, madame, vous êtes bonne. Et maintenant, messieurs, c’est tout ce que je vous demanderai. Je sais que je suis ici pour répondre à des accusations fort graves. Permettez-moi de vous dire tout de suite que j’en reconnais le bien-fondé. En conséquence, il ne saurait y avoir aucune discussion entre nous : j’ai mérité la mort, je l’accepte. Aussi, vous me permettrez de ne point m’intéresser à ce qui va se passer ici. Je vous demanderai simplement, comme dernière grâce, de ne point trop hâter votre procédure, pour que je puisse terminer mon courrier.

Sur quoi, content de lui, cette fois-ci, il se rassit et se mit à écrire fébrilement. On le laissa tranquille, comme il le désirait. Il ne releva point une seule fois la tête, même aux endroits où un murmure plus accentué de l’assistance attestait que les crimes de Rouletabille produisaient la plus fâcheuse impression. Et il eut la joie d’avoir achevé entièrement sa correspondance quand on le pria de se lever pour entendre le jugement. Cet entretien suprême qu’il venait d’avoir avec son ami Sainclair et avec la chère Dame en noir lui avait rendu des forces. Il écouta respectueusement la sentence qui le condamnait à mort, tout en glissant sa langue, peu hygiéniquement, mais suivant une vieille habitude, sur la gomme de ses enveloppes. C’est ainsi qu’il allait être pendu :

1o  Pour être venu en Russie se mêler d’affaires qui ne regardaient point sa natio-