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L’ILLUSTRATION

nalité, et cela malgré l’avertissement préalable qu’on lui avait fait tenir en France ;

2o  Pour n’avoir point tenu des promesses de neutralité qu’il avait librement faites à un représentant du Comité central révolutionnaire ;

3o  Pour avoir essayé de pénétrer le mystère de la datcha Trébassof ;

4o  Pour avoir fait fouetter et arrêter par Koupriane le compagnon Mataiew ;

5o  Pour avoir dénoncé à Koupriane la personnalité de deux médecins qui avaient reçu mission de guérir le général Trébassof.

6o  Pour avoir fait arrêter Natacha Féodorovna.

Évidemment, c’était plus qu’il n’en fallait. Rouletabille embrassa ses icônes et les remit à Annouchka ainsi que les lettres ; puis il déclara, les lèvres légèrement tremblantes et une sueur froide au front, qu’il était prêt à subir son sort.


XVII

LA DERNIÈRE CRAVATE


Le gentleman de la Néva lui dit : « Si ça ne vous fait rien, nous allons sortir dans la cour ». Rouletabille se rendit compte, en effet, que sa pendaison, dans la pièce où venait d’être prononcé le jugement, avait été rendue impossible par les extravagances du précédent condamné à mort. Non seulement l’appareil avait cédé, corde et piton, mais encore une partie de la poutre s’était détachée.

— Ça ne me fait rien ! répondit Rouletabille.

Il mentait. Ça lui faisait si bien quelque chose qu’il était devenu subitement plus blanc que sa chemise et qu’il dut s’appuyer au bras du gentleman de la Néva pour le suivre.

La porte fut ouverte. Tous ces messieurs qui avaient voté sa mort sortirent au milieu du silence le plus lugubre. Et le gentleman de la Néva, qui était décidément chargé de lui rendre les derniers devoirs, poussa tout doucement le reporter dans une cour.

Elle était très vaste, entourée d’un haut mur de planches ; quelques petits bâtiments, portes closes, s’élevaient à droite et à gauche. Une haute cheminée à moitié démolie se dressait dans un coin. Rouletabille jugea qu’il devait être dans une ancienne fabrique abandonnée. Au-dessus de lui le ciel avait une pâleur de suaire. Un bruit sourd et répété, rythmé comme celui que produit la vague qui roule sur la grève, lui apprit qu’il ne devait pas être bien loin de la mer.

Il eut grandement le temps de faire toutes ces constatations, car on avait arrêté pour un instant sa marche au supplice et on l’avait fait asseoir, dans la cour, sur une vieille caisse. À quelques pas de là, sous le hangar où certainement il allait être pendu, un homme monté sur un escabeau (l’escabeau qui allait servir à Rouletabille tout à l’heure) avait le bras en l’air et enfonçait à coups de marteau un gros piton dans une poutre qui passait au-dessus de sa tête.

Les yeux du reporter, qui n’avaient pas perdu l’habitude de faire le tour des choses, s’arrêtèrent encore sur un sac de toile grossière qui gisait sur le sol. Le jeune homme eut un léger tressaillement, car il vit que ce sac avait une forme humaine… Il détourna la tête, mais ce fut pour rencontrer le sac vide qui lui était destiné. Alors il ferma les yeux… Un bruit de musique lui parvint du dehors… un bruit de balalaïka. Il se dit : « Tiens ! nous sommes décidément en Finlande », car il savait que, si la guzla est russe, la balalaïka est plutôt finnoise. C’est une espèce d’accordéon dont on voit les paysans jouer mélancoliquement sur le seuil de leur touba. Ainsi en avait-il vu et entendu un après-midi qu’il était allé à Pergalowo et, un peu plus loin, sur la ligne de Viborg. Il se représentait la bâtisse où il se trouvait enfermé avec le tribunal révolutionnaire telle qu’elle devait apparaître du dehors, au passant : inoffensive, pareille à beaucoup d’autres, abritant, sous ses toits délabrés d’ancienne fabrique abandonnée, quelques ménages d’ouvriers occupés à jouer de la balalaïka sur leur seuil, après les travaux du jour…