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Page:Leroux - Rouletabille chez le Tsar.djvu/177

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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

listes qui, dans leur pénurie d’argent au lendemain de la révolution, avaient été séduits par la proposition de la fille du général Trébassof, et trompant Natacha qu’il prétendait aimer et dont il se crut aimé. Au point où en étaient les choses, Natacha avait compris qu’il fallait ménager Michel Nikolaïevitch, l’intermédiaire nécessaire, et elle dut le ménager si bien que Boris Mourazof en conçut la plus sombre jalousie. De son côté, Michel put penser que Natacha n’aurait d’autre mari que lui. Mais son affaire n’était point d’épouser une fille pauvre. Et, fatalement, il arriva ceci : que Natacha, dans cette infernale intrigue, traitait pour la vie de son père, par l’intermédiaire d’un homme qui, sournoisement, essayait de frapper le général ; car, avant la conclusion du traité, la mort immédiate du père faisait riche Natacha, qui avait laissé tant d’espoir à Michel !… Cette effroyable tragédie, sire, dont nous avons vécu les heures les plus pénibles, m’apparut, avec la pensée de l’innocence de Natacha, aussi simple qu’elle eût été pour d’autres compliquée. Natacha croyait avoir en Michel Nikolaïevitch un homme qui travaillait pour elle, mais il ne travaillait que pour lui-même !… Le jour où j’en fus convaincu, sire, par l’examen de l’escalade du balcon, j’eus la pensée d’avertir Natacha… d’aller la trouver, de lui dire : « Lâchez cet homme ! il vous perd ! Si vous avez besoin d’un commissionnaire, me voilà !… » Mais, ce jour-là, à Kristovsky, le destin voulut que je ne pusse rejoindre Natacha… et je laissai faire au destin qui avait arrêté la perte de cet homme… Michel Nikolaïevitch, qui était un traître, était de trop dans la « combinaison » et, s’il en avait été rejeté, il eût tout fait échouer !Je l’ai laissé disparaître !…

» Le grand malheur fut alors que Natacha, me rendant responsable de la mort d’un homme à l’innocence duquel elle croyait, ne voulût pas me revoir tout de suite et que, lorsqu’elle me revit, elle refusa d’entrer en pourparlers avec moi quand je lui proposai de remplacer Michel auprès des révolutionnaires. Elle me ferma la bouche pour que n’en sortît point son secret. Pendant ce temps, les nihilistes se croyaient trahis par Natacha en apprenant la mort de Michel et ils tentaient de le venger. Ils s’emparaient de la jeune fille et l’embarquaient de force. La malheureuse enfant apprenait à bord, le soir même, l’attentat qui détruisait la datcha et, heureusement, épargnait encore son père. Cette fois, elle s’entendit définitivement avec le parti révolutionnaire. L’affaire doit être faite. Je n’en veux pour preuve que son attitude lors de son arrestation et, en ce moment même, son sublime silence !…

Pendant que Rouletabille parlait, l’Empereur le laissait dire… le laissait dire… et, de nouveau, ses yeux s’étaient obscurcis.

— Est-il possible que Natacha n’ait pas été la complice, en tout, de Michel Nikolaïevitch ? demanda-t-il… C’est elle qui lui ouvrait, la nuit, la maison de son père. Si elle n’était pas sa complice, elle eût dû se méfier ! le surveiller !…

— Sire ! Michel Nikolaïevitch était bien habile !… Il savait si bien, auprès de Natacha, jouer d’Annouchka en qui elle avait mis tout son espoir !… C’est d’Annouchka qu’elle voulait tenir la vie de son père !… C’est la parole, c’est la signature d’Annouchka qu’elle exigeait avant de donner la sienne !… Le soir de la mort de Michel Nikolaïevitch, celui-ci était chargé de lui porter cette signature-là… Je le sais, moi qui, simulant l’ivresse, avais pu surprendre un coin de la conversation d’Annouchka et d’un homme dont il me faut taire le nom. Oui, ce dernier soir-là, Michel Nikolaïevitch, lorsqu’il pénétra dans la datcha, avait cette signature dans sa poche, mais encore y portait-il l’arme ou le poison avec lesquels il avait déjà tenté et résolu d’atteindre le père de celle qu’il croyait déjà sa femme !

— Vous parlez là d’un papier bien précieux que je regrette de ne point posséder, monsieur ! fit le tsar, glacial, car ce papier-là, seul, m’eût prouvé l’innocence de votre protégée !

— Si vous ne l’avez point, sire ! vous savez bien que c’est parce que je ne l’ai pas voulu ! Le cadavre avait été dépouillé par Katharina, la petite bohémienne… et c’est moi, sire, qui ai empêché Koupriane de trouver cette signature entre les mains de Katharina… Ce matin-là, en sauvant le secret, j’ai sauvé la vie du général Trébassof qui aurait préféré mourir plutôt que d’accepter un traité pareil !…