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L’ILLUSTRATION

Le tsar arrêta Rouletabille dans son enthousiasme.

— Tout cela serait très beau et peut-être admirable, fit-il de plus en plus froidement, car il s’était entièrement repris, si Natacha n’avait pas, elle-même, de sa propre main, empoisonné son père et sa belle-mère !… toujours avec l’arséniate de soude !

— Oh ! il en restait dans la maison ! répliqua Rouletabille. On ne m’avait pas tout donné pour l’analyse après le premier attentat ! Mais de cela Natacha est innocente encore, sire… je vous le jure !… Aussi vrai que j’ai failli, bien sûr, être pendu !…

— Comment, pendu !

— Oh ! il ne s’en est pas fallu de beaucoup, allez ! Majesté !…

Et Rouletabille raconta la sinistre aventure, jusqu’à la minute de sa mort, c’est-à-dire jusqu’à la minute où il avait bien cru qu’il allait mourir.

L’Empereur écoutait maintenant ce gamin avec une stupéfaction grandissante. Il murmura : « Pauvre petit ! » et, tout de suite :

— Mais comment avez-vous pu leur échapper ?…

— Sire, ils m’ont donné vingt-quatre heures pour que vous rendiez Natacha à la liberté, c’est-à-dire que vous lui rendiez ses droits, tous ses droits, et pour qu’elle soit toujours la digne fille du général Trébassof… Vous me comprenez, sire !…

— Je vous comprendrai peut-être, quand vous m’aurez expliqué comment Natacha n’a pas empoisonné son père et sa belle-mère !…

— Il y a des choses qui sont si simples, sire, qu’on ne peut y penser que la corde au cou ! Mais raisonnons. Nous nous trouvons en face de quatre personnes doit deux se présentent comme ayant été empoisonnées, et dont les deux autres sont indemnes. Or, il est sûr que, de ces quatre personnes, le général n’a pas voulu s’empoisonner, que sa femme n’a pas voulu empoisonner le général et que, moi, je n’ai voulu empoisonner personne. Cela étant absolument sûr, il ne reste plus comme empoisonneur que Natacha. Cela est si sûr, si nécessaire, qu’il n’y a qu’un cas, un seul où, dans de pareilles conditions, Natacha ne puisse être considérée comme une empoisonneuse.

— Je vous avoue que, logiquement, je ne le vois pas, fit le tsar, de plus en plus intrigué. Quel est-il ?

Logiquement, ce seul cas serait celui où personne n’aurait été empoisonné, c’est-à-dire où personne n’aurait pris de poison !

— Mais la présence du poison a été constatée ! s’écria l’Empereur.

Justement, la présence de ce poison ne prouve que sa présence et nullement le crime ! On a trouvé dans les doubles déjections du poison et de l’ipéca. D’où l’on a conclu au crime. Que faudrait-il pour qu’il n’y eût pas crime ? Il faudrait simplement que le poison fût arrivé dans les déjections après l’ipéca ! Il n’y aurait pas eu empoisonnement, mais on aurait voulu y faire croire ! Et, pour cela, on aurait versé du poison dans les déjections !

Le tsar ne quittait plus des yeux Rouletabille.

— Ça ! fit-il, c’est extraordinaire ! Mais enfin c’est possible. En tout cas ce n’est encore qu’une hypothèse !

— Et, quand ce ne serait qu’une hypothèse à laquelle nul n’a songé, ce serait encore cela, sire !… Mais, si je suis ici, c’est que j’ai la preuve que cette hypothèse correspond à la réalité ! Cette preuve nécessaire de l’innocence de Natacha, Majesté, je l’ai trouvée la corde au cou !… Ah ! je vous jure qu’il était temps !… Qu’est-ce qui nous avait empêchés jusque-là, je ne dis pas d’envisager mais de penser même à cette hypothèse-là ? C’est que nous pensions que le malaise du général avait commencé avant l’absorption de l’ipéca, puisque Matrena Pétrovna avait été obligée d’aller le chercher dans sa pharmacie après l’apparition du malaise, pour chasser le poison dont elle paraissait elle-même être alors victime.

» Mais, si j’acquiers la preuve que Matrena Pétrovna avait déjà l’ipéca avant le malaise, mon hypothèse de simulation d’empoisonnement prend alors une force irrésistible. Car, si ce n’était pas pour s’en servir avant, pourquoi l’avait-elle sur elle avant ?