Page:Leroux - Rouletabille chez le Tsar.djvu/20

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
14
L’ILLUSTRATION

Rouletabille fut frappé de la beauté sereine de la jeune fille. Oui, ce fut tout d’abord la parfaite sérénité de ce visage qui l’étonna, le calme suprême, l’harmonie tranquille de ces nobles traits. Natacha pouvait avoir vingt ans. De lourds cheveux bruns encadraient son front de marbre et venaient s’enrouler aux oreilles qu’ils cachaient. Son profil était très pur ; sa bouche n’était point petite et découvrait, sous des lèvres un peu fortes et sanglantes, des dents de jeune louve. Elle était d’une taille moyenne. En marchant, elle avait la majesté aimable et frêle des vierges qui ne parviennent point à courber les fleurs sous leurs pas, chez les primitifs. Mais toute sa vraie grâce semblait s’être réfugiée dans ses yeux qui étaient d’un bleu sombre et profond. L’impression que l’on recevait en voyant Natacha était fort complexe. Et l’on n’eût pu dire en vérité si le calme dont elle se plaisait à parer le moindre geste de sa beauté était le résultat d’un effort de sa volonté ou de la plus réelle insouciance.

Elle s’en fut décrocher la guzla et la tendit à Boris qui en tira tout de suite quelques sons plaintifs.

— Que voulez-vous que je vous chante ? demanda-t-elle, en s’appuyant au dossier du fauteuil où était étendu son père et en portant à ses lèvres la main du général qu’elle baisa filialement.

— Invente ! dit le général. Invente en français, à cause de notre hôte…

— Oui, pria Boris, improvisez comme l’autre soir…

Et déjà il faisait entendre sur son instrument une lente mélopée.

Natacha chanta en regardant son père :

« Quand le moment sera venu de nous séparer, à la fin du jour, que l’ange du sommeil te couvre de ses ailes azurées…

» Que tes yeux se reposent de tant de pleurs, et que le calme rentre dans ton cœur oppressé…

» Que chaque moment de nos entretiens, ô père chéri ! laisse vibrer dans ton âme une douce et magique harmonie…

» Et quand ta pensée aura fui vers d’autres mondes, que mon image s’incline sur tes paupières endormies… »

Natacha avait une voix d’une grande douceur et son charme était pénétrant. Les paroles qu’elle modulait devaient avoir une signification précise pour l’assistance, car celle-ci manifestait une forte émotion et il y avait des larmes dans les yeux de tout le monde, excepté dans ceux de Michel Korsakof, le second officier d’ordonnance, qui parut à Rouletabille un homme au cœur solide et peu accessible aux doux sentiments :

— Féodor Féodorovitch, dit ce Michel, quand la voix de la jeune fille eut éteint son dernier soupir dans le gémissement de la guzla, Féodor Féodorovitch est un homme, un glorieux soldat qui peut dormir en paix, car il a bien travaillé pour la patrie et pour le tsar !…

— Oui ! Oui ! bien travaillé !… bien travaillé !… Glorieux soldat ! répétèrent Athanase Georgevitch et Ivan Pétrovitch… Il peut dormir en paix !…

— Natacha a chanté comme un ange, émit la voix timide de Boris, le premier officier d’ordonnance.

— Comme un ange, Boris Nikolaïvitch !… Mais pourquoi parle-t-elle de cœur oppressé ? Je ne vois pas le général Trebassof avec un cœur oppressé, moi !… ajouta avec force Michel Korsakof en vidant son verre.

— Nous non plus !… nous non plus ! firent les autres…

— Une jeune fille peut tout de même souhaiter une bonne nuit à son père ! déclara avec un certain bon sens Matrena Pétrovna. Natacha nous a tous émus, n’est-ce pas, Féodor Féodorovitch ?

— Eh ! j’ai pleuré ! avoua le général. Mais buvons un bon coup de champagne pour nous remettre. Nous allons passer pour des poules mouillées auprès de mon jeune ami.

— Ne croyez pas cela ! dit Rouletabille. Mademoiselle m’a profondément touché, moi aussi. C’est une artiste, une grande artiste. Et un grand poète, ajouta-t-il.

— Il est de Paris ! Il s’y connaît ! firent les autres.