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Page:Leroux - Rouletabille chez le Tsar.djvu/19

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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

a connus, lui, les vieux illustres arbres contemporains des grands-ducs de Lithuanie, arbres géants qui projetaient leur ombre au loin jusque sur les créneaux des villes. Où sont-ils ?… Thadée s’amuse, bien sûr, car c’est lui qui les a coupés bien tranquillement pour en faire de la fumée de locomotive. C’est le progrès. Ah ! la chasse perd son caractère national, évidemment, avec les petits arbres qui n’ont pas le loisir de pousser… et c’est à peine si, dans ces jeunes forêts, on a le temps de tuer une paire de bécasses, en « tiaga », c’est-à-dire à l’affût. Or, à cet endroit de la divagation de Thadée, il y eut une grande complication de paroles parmi les convives à cause qu’il y a la tiaga du matin et la tiaga du soir, et ces messieurs ne pouvaient s’entendre sur la préférence qu’il faut accorder à l’une ou à l’autre. Le champagne coulait à flots quand Rouletabille, poussé par Matrena Pétrovna fit son entrée. Le général dont les regards, depuis quelques instants, retournaient assidûment à la porte, s’écria, comme il s’y était préparé :

— Ah ! mon cher Rouletabille !… Je vous attendais !… On m’avait dit que vous alliez venir à Pétersbourg !

Rouletabille alla lui serrer la main, comme à un ami que l’on retrouve, après une longue absence. Et le reporter fut présenté comme un vrai jeune ami de Paris avec qui on s’est bien amusé, lors du dernier voyage à la Ville Lumière. Tous demandèrent des nouvelles de Paris comme d’une chère connaissance.

— Comment va Maxim ? s’inquiéta l’excellent Athanase Georgevitch.

Thadée était allé une fois à Paris et en était revenu avec un souvenir enthousiaste pour les Françaises. Il dit, voulant être tout de suite aimable et appuyant sur chaque mot, et prononçant à la mode tudesque, car il était des provinces occidentales :

— Vos gogottes !… Monsieur… Ah ! vos gogottes !… on tirait tes femmes tu monte !

Matrena Pétrovna voulut le faire taire, mais l’autre faisait valoir son excuse et son droit d’apprécier le beau sexe en dehors de chez lui. Il avait une femme bouffie, sentimentale, pleurnicheuse et toujours fourrée chez le pope.

Il fallut que Rouletabille dit ce qu’il pensait de la Russie, mais il n’avait pas encore ouvert la bouche qu’on la lui fermait :

— Permettez !… Permettez !… faisait Athanase Georgevitch. Vous autres, de la jeune génération, vous ne pouvez vous rendre compte… Il faut avoir vécu longtemps, dans tous les pays, pour apprécier celui-ci à sa juste valeur… La Russie, mon jeune monsieur, est encore pour vous lettre close…

— Évidemment ! soupirait Rouletabille…

— Eh bien, à votre santé !… Ce que je puis vous dire, pour le moment, sans trahir le secret de personne, c’est que c’est une bonne cliente pour ce qui est du champagne, eh ! eh ! continuait l’avocat avec un gros rire. Mais le plus fort buveur que j’aie rencontré était né sur les rives de la Seine, ma parole ! Tu l’as connu, Féodor Féodorovitch ? C’est ce pauvre Charles Dufour qui est mort, il y a deux ans, à la fête des officiers de la Garde. Il avait parié, en fin de banquet, qu’il boirait un verre plein de champagne à la santé de chacun des convives. Ils étaient soixante, en le comptant. Il commença de faire le tour de la table, et l’affaire alla merveilleusement jusqu’au cinquante-huitième verre compris. Mais au cinquante-neuvième, il y eut un grand malheur : le champagne vint à manquer. Ce pauvre, ce charmant, cet excellent Charles, saisit alors le verre de vin doré qui se trouvait dans la coupe du cinquante-neuvième, souhaita longue vie à cet excellent cinquante-neuvième, lui vida son verre, d’un coup, prit le temps de murmurer : Tokay 1807 ! et tomba raide mort. Ah ! celui-là aussi connaissait bien les marques, ma parole ! et il le prouva jusqu’à son dernier soupir. Paix à sa mémoire ! On s’est demandé de quoi il était mort. Pour moi, il est mort du fâcheux mélange, sans aucun doute. Il faut de la discipline en tout et pas de fâcheux mélanges. Un verre de champagne de plus et il trinquerait ce soir avec nous ! À votre bonne santé, Matrena Pétrovna ! Du champagne, Féodor Féodorovitch ! Vive la France, monsieur !… Natacha, mon enfant, tu devrais nous chanter quelque chose. Boris t’accompagnerait sur la guzla. Et ton père serait content.

Tous les regards se tournèrent vers Natacha qui s’était levée.