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Page:Leroux - Rouletabille chez le Tsar.djvu/22

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L’ILLUSTRATION

amis de laisser son petit ami apaiser en paix sa boulimie, on ne s’occupait plus de lui. Enfin, la musique avait fini par distraire l’attention de tous et, à un certain moment, Matrena Pétrovna fut bien effrayée, en tournant la tête vers la place du jeune homme, de ne plus voir de Rouletabille. Où était-il passé ?… Elle sortit, s’en fut dans la véranda, n’osa pas appeler, revint dans le grand salon, et trouva le reporter dans le moment qu’il sortait du petit salon.

— Où étiez-vous ? demanda Matrena.

— Ce petit salon est tout à fait charmant et décoré avec un art exquis, complimenta Rouletabille. On dirait un boudoir.

— Il sert, en effet, de boudoir à ma belle-fille dont la chambre donne directement sur ce petit salon ; vous voyez la porte ici… c’est tout à fait exceptionnellement qu’on y a dressé la table des zakouskis ; mais la véranda, depuis quelque temps, était devenue la pièce de la police.

— Votre chien, madame, est de bonne garde ? demanda Rouletabille, en caressant la bête qui l’avait suivi.

— Khor est fidèle et nous a toujours bien gardés, les autres années.

— Il se repose donc, maintenant ?

— Vous l’avez dit, mon petit ami. C’est Koupriane qui le fait enfermer dans la loge pour qu’il n’aboie plus la nuit. Koupriane craignait certainement, si on le laissait en liberté, qu’il ne dévorât quelqu’un de ses policiers, ce qui pouvait fort bien arriver la nuit dans le jardin. Je voulus alors qu’il couchât dans la maison ou devant la porte de son maître, ou même au pied du lit, mais Koupriane m’a répliqué : « Non, non, pas de chien !… Ne comptez pas sur le chien !… Il n’y a rien de plus dangereux que de compter sur le chien ! » Alors, on a enfermé Khor, la nuit, mais je n’ai pas compris Koupriane…

— M. Koupriane avait raison, fit le reporter. Les chiens ne sont bons que contre les étrangers.

— Oh ! soupira la bonne dame, en détournant les yeux, Koupriane connaît bien son métier, il pense à tout… Venez, ajouta-t-elle rapidement, comme si elle eût voulu masquer son embarras… et ne sortez plus comme cela sans me prévenir… on vous réclame dans la salle…

— J’exige tout de suite que vous me parliez de cet attentat…

— Dans la salle, dans la salle !… C’est plus fort que moi, fit-elle, en baissant la voix, je ne puis pas laisser seul le général sur le parquet !

Elle poussa Rouletabille dans la salle où ces messieurs se racontaient d’étranges histoires de kouliganes[1] qui les faisaient rire à grand bruit. Natacha conversait toujours avec Michel Korsakof ; Boris, qui ne les quittait pas des yeux, était d’une pâleur de cire au-dessus de sa guzla qu’il râclait de temps à autre, inconsciemment. Matrena fit asseoir Rouletabille sur un coin du canapé, près d’elle, et, comptant sur ses doigts comme une excellente ménagère qui ne laisse rien perdre dans ses calculs domestiques :

— Il y a eu trois attentats, dit-elle… Deux, d’abord, à Moscou. Le premier est arrivé bien simplement. Le général savait qu’il était condamné à mort. On lui avait apporté, au palais, dans l’après-midi, les affiches révolutionnaires qui apprenaient la nouvelle à la population de la ville et des campagnes. Aussitôt Féodor, qui s’apprêtait à sortir, renvoya son escorte. Et il commanda qu’on lui attelât le traîneau. Je lui demandai en tremblant quel était son dessein ; il me répondit qu’il allait se faire traîner bien tranquillement dans tous les quartiers de la ville pour montrer aux Moscovites qu’on n’intimide pas facilement un gouverneur nommé selon la loi par le Petit Père et qui a la conscience d’avoir fait tout son devoir. On approchait de quatre heures. On touchait à la fin de la journée d’hiver, qui avait été claire et transparente et très froide. Je m’enveloppai dans mes fourrures et montai dans le traîneau à côté du général, qui me dit : « C’est très bien, Matrena, cela fera un très bon effet sur ces imbéciles. » Et

  1. Brigands des rues.