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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

nous voilà partis. D’abord, nous descendons le long de la Naberjnaïa. Le traîneau filait comme le vent. Le général donna un grand coup de poing dans le dos du koudchar, en lui criant : « Tout doucement, imbécile, on va croire que nous avons peur !… » Et c’est presque au pas que, remontant derrière l’église de la Protection et de l’Intercession, nous arrivâmes sur la place Rouge. Jusque-là, les rares passants nous avaient regardés, et, après nous avoir reconnus, s’étaient empressés de s’enfuir. Sur la place Rouge, il n’y avait personne qu’un groupe de femmes devant la Vierge d’Ibérie. Ces femmes, aussitôt qu’elles nous eurent aperçus et qu’elles eurent reconnu l’équipage du gouverneur, se dispersèrent comme une bande de corneilles en jetant des cris d’effroi. Féodor riait si fort que son rire, sous la voûte de la Vierge, semblait faire trembler les pierres. J’en étais moi-même toute réconfortée, mon petit monsieur. Notre promenade continuait sans incidents remarquables. La ville était presque déserte. On était encore trop sous le coup de la bataille des rues. Féodor disait : « Ah ! Ils font le vide devant moi ; ils ne savent pourtant pas combien je les aime. » Et, tout le long de la promenade, il me dit encore des choses charmantes et délicates.

» Enfin, nous parlions doucement sous les fourrures, dans le traîneau, quand on passa de la place Koudrinsky dans la rue Koudrinsky, exactement. Il était quatre heures juste et une légère buée commençait à courir au ras de la neige glacée ; on n’apercevait plus les maisons que comme des grandes boîtes d’ombre à droite et à gauche. On glissait sur la neige comme glisse un bateau sur le fleuve en temps de brouillard calme. Et, tout à coup, nous entendîmes des cris perçants et nous vîmes des ombres de soldats qui s’agitaient devant nous, avec des gestes grandis par le brouillard ; leurs fouets courts paraissaient énormes et s’abattaient comme des bûches sur d’autres ombres. Le général fit arrêter le traîneau et descendit pour voir de quoi il s’agissait. Je descendis avec lui. C’étaient des soldats du fameux régiment Semenowsky, qui emmenaient deux prisonniers, un jeune homme et un enfant. Le petit recevait des coups sur la nuque. Et il se roulait par terre et poussait des cris déchirants. Il pouvait bien avoir neuf ans, au plus. L’autre, le jeune homme, se tenait tout droit et marchait sans répondre même par une plainte, aux coups de lanière qui venaient le fouetter. J’étais outrée. Je ne laissai point le temps à mon mari d’ouvrir la bouche et je dis au sous-officier qui commandait le détachement : « Tu n’as pas honte de battre ainsi un enfant et un chrétien qui ne peuvent se défendre ! » Le général me donna raison. Alors, le sous-officier nous apprit que le petit enfant venait de tuer un lieutenant dans la rue en déchargeant un revolver qu’il nous montra, qui était le plus gros que j’aie jamais vu, et qui devait, pour cet enfant, être lourd à soulever comme un petit canon. C’était incroyable.

» — Et l’autre, demanda le général, qu’est-ce qu’il a fait ?

» — C’est un étudiant dangereux, répondit le sous-officier, qui est venu se constituer lui-même prisonnier parce qu’il l’avait promis à la propriétaire de la maison qu’il habite, pour lui éviter qu’on ne démolisse sa maison à coups de canon.

» — Mais c’est très bien, cela ! Pourquoi le battez-vous ?

» — Parce qu’on nous a dit que c’est un étudiant dangereux.

» — Ça n’est pas une raison, répondit sagement Féodor. Il sera fusillé s’il l’a mérité, et le petit enfant aussi, mais je vous défends de les battre. On vous a donné des fouets, non pas pour battre des prisonniers isolés, mais pour fouetter la foule qui n’obéit pas aux ordres du gouverneur. Dans ce cas-là, on vous crie : « Chargez ! » et vous savez ce que vous avez à faire. Vous m’avez compris ? termina Féodor d’une voix rude. Je suis le général Trébassof, votre gouverneur.

» Ce que venait de dire là, Féodor, était tout à fait humain ; eh bien, il en fut bien mal récompensé, bien mal, en vérité. Et l’étudiant était vraiment dangereux, car il n’eût pas plutôt entendu mon mari dire : « Je suis le général Trébassof, votre gouverneur », qu’il s’écria : « Ah ! c’est toi, Trébassof », et qu’il sortit un revolver d’on ne sait où, et le déchargea entièrement sur le général, presque à bout portant. Mais le général ne fut pas atteint, heureusement, ni moi non plus,