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L’ILLUSTRATION

qui étais à son côté et qui m’étais jetée sur le bras de l’étudiant pour le désarmer, et qui fus roulée aux pieds des soldats dans la bataille qu’ils livraient autour de l’étudiant pendant que le revolver se déchargeait toujours. Il y eut, du coup, trois soldats tués. Vous comprenez que les autres étaient furieux. Ils me relevèrent avec des excuses, et, tout de suite, se mirent à donner des coups de bottes et de cannes dans les reins de l’étudiant qui avait, lui aussi, roule par terre, et le sous-officier lui cingla la figure d’un coup de fouet qui aurait pu lui cueillir les deux yeux. C’est là-dessus que Féodor donna un grand coup de poing sur la tête du sous-officier, en lui disant : « Tu n’as donc pas entendu ce que je t’ai dit ? » Le soldat, assommé, tomba, et Féodor le coucha lui-même dans le traîneau avec les morts. Puis il se mit en tête des soldats et ramena le détachement à la caserne. Moi, je formais l’arrière-garde. Une heure après, nous revenions au palais. Il faisait tout à fait nuit et, presque sur le seuil du palais, nous avons été passés par les armes d’une petite troupe de révolutionnaires qui défilait à toute allure dans deux traîneaux, et qui disparurent dans la nuit et qu’on n’a pas pu rattraper. « J’avais une balle dans ma toque. Le général n’avait rien encore, mais nos fourrures étaient perdues à cause de tout le sang des soldats morts qu’on avait oublié d’éponger dans le traîneau. Voilà le premier attentat qui ne signifie pas grand’chose, affirma Matrena, car nous étions encore en pleine guerre… Ce n’est que quelques jours plus tard qu’on est entré dans l’assassinat… »

À ce moment, Ermolaï entrait avec quatre bouteilles de champagne sous les bras, et Thadée tapait sur le piano comme un sourd.

— Allez vite… madame… le second attentat ?… fit Rouletabille, qui prenait des notes hâtives sur sa manchette, tout en ne cessant de regarder les convives et d’écouter Matrena des deux oreilles…

— Le second a eu lieu encore à Moscou. Nous avions fait un joyeux dîner, car nous pensions bien que les beaux jours allaient revenir et que les bons citoyens auraient la paix de vivre, et Boris avait gratté de la guzla en chantant des chansons d’Orel pour me faire plaisir, car c’est un brave garçon sympathique. Natacha était passée on ne sait où. Le traîneau nous attendait devant la porte. Nous montons dedans. Presque aussitôt, un fracas épouvantable, et nous sommes jetés dans la neige, le général et moi. Il ne restait plus trace du traîneau, ni du cocher ; les deux chevaux étaient éventrés, deux magnifiques chevaux pie, mon cher petit monsieur, auxquels le général tenait beaucoup. Quant à Féodor, il avait des blessures profondes à la jambe droite ; le mollet était presque en bouillie. Moi, l’épaule un peu arrachée, presque rien. La bombe avait dû être déposée sous le siège du malheureux cocher dont on ne retrouva que le chapeau au milieu d’une mare de sang. À la suite de cet attentat, le général resta deux mois au lit. C’est le deuxième mois que l’on arrêta deux dvornicks que j’avais surpris, une nuit, sur le palier du premier étage où ils n’avaient que faire, et je jurai bien, à la suite de cela, de faire venir, pour nous servir, nos vieux domestiques d’Orel. Il fut établi que les dvornicks en question avaient des accointances avec des révolutionnaires ; alors, on les a pendus. L’empereur avait nommé un gouverneur provisoire et, le général se trouvant beaucoup mieux, il fut décidé que nous quitterions la Russie momentanément, et que la convalescence s’achèverait dans le midi de la France. Nous prîmes le train pour Pétersbourg, mais le voyage occasionna une forte fièvre à mon mari, et la blessure du mollet se rouvrit. Les médecins ordonnèrent un repos absolu et nous vînmes nous installer dans cette datcha des Îles. Depuis notre arrivée, il ne s’est guère passé de jour où le général n’ait reçu quelque lettre anonyme, lui assurant que rien ne pourra le soustraire à la vengeance des révolutionnaires. Il est brave et n’a fait qu’en sourire ; mais moi, je savais bien que tant que nous serions en Russie, nous n’aurions pas une seconde de sécurité. Aussi, je veillais sur lui à toute minute, et ne le laissais approcher que de ses amis intimes et de sa famille. J’avais fait venir ma vieille gniagnia qui m’a élevée, Ermolaï, et les dvornicks d’Orel. C’est sur ces entrefaites qu’il y a deux mois le troisième attentat survint. C’est certainement, de tous, celui qui m’a le plus épouvantée, car il commençait de déceler un mystère qui n’est pas encore, hélas ! éclairci…