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L’ILLUSTRATION

les choses. L’ascension du premier étage se fit dans le plus profond silence. On n’entendait plus cette sorte de gémissement lugubre qui avait si fort impressionné le jeune homme tout à l’heure.

La tiédeur, le parfum d’une chambre de femme… Et, là-bas, par delà deux portes ouvertes sur le cabinet de toilette faisant communiquer la chambre de la générale avec celle de Féodor… la lueur d’une veilleuse éclairant la couche sur laquelle est étendu le corps du tyran de Moscou… Ah ! il est effrayant à voir, cette nuit, avec ce jeu de clartés jaunes et d’ombres diffuses. Quelles arcades sourcilières profondes, quel masque de douleur et de menace, quelle mâchoire de sauvage venu des fonds de la Tartarie pour être le fléau de Dieu… et cette moustache épaisse, dure et flottante comme un crin de cheval. Ah ! voilà une figure qui ne déparerait pas la galerie des boyards à Kazan et le petit Rouletabille ne s’est jamais autrement imaginé Ivan le Terrible lui-même. Ainsi se présente, quand il dort, cet excellent Féodor Féodorovitch, le bon papa gâteau de la table de famille, l’ami de l’avocat célèbre pour son coup de fourchette et du marchand de bois goguenard, aimable chasseur d’ours, les joyeux Thadée et Athanase ; Féodor, l’époux fidèle de Matrena Pétrovna et le père adoré de Natacha, un brave homme qui a le malheur d’avoir de cruelles insomnies et des rêves plus épouvantables encore.

Dans le moment, un souffle rauque soulève, en un rythme inégal, sa rude poitrine et Rouletabille, penché au bord du cabinet de toilette, regarde… Mais ce n’est plus le général qu’il regarde : c’est quelque chose, là-bas, du côté du mur… du côté de la porte… Et le voilà qui s’avance si léger sur la pointe de ses bottines que le parquet le laisse passer sans plainte… Il n’y a de plainte, de plainte grandissante dans la chambre, que celle du souffle rauque soulevant la rude poitrine… Derrière Rouletabille, Matrena tend les bras comme si elle voulait le retenir, car elle ne sait, en vérité, où il va… Que fait-il ?… Pourquoi se courbe-t-il ainsi le long de la porte et pourquoi pose-t-il le pouce sur le parquet, tout contre la porte ?… Il se relève… Il revient… Il repasse devant le lit où gronde maintenant, comme un soufflet de forge, la respiration du dormeur… Matrena reprend son Rouletabille par la main. Et déjà elle l’entraîne, vite… dans le cabinet de toilette quand un gémissement les arrête :

— Elle est morte, la jeunesse de Moscou !

C’est le dormeur qui parle !… Cette bouche qui a donné des ordres si redoutables gémit. Et cette lamentation est encore une menace. Dans le sommeil d’halluciné versé à cet homme par l’impuissant narcotique, les paroles que prononce Féodor Féodorovitch sont, de toute évidence, par elles-mêmes, des paroles de deuil et de pitié ! Eh bien, ce grand diable de soldat, dont ni les balles ni les bombes ne peuvent venir à bout, a une façon de dire les choses qui les transforme tout à fait dans sa terrible bouche. On penserait à des accents de brutale victoire.

Matrena Pétrovna et Rouletabille ont penché leurs deux ombres accrochées l’une à l’autre à la porte ouverte sur la clarté jaune de la veilleuse et ils écoutent, avec effroi, ils écoutent… « Elle est morte, la jeunesse de Moscou !… On a balayé ses cadavres ! Il n’y a plus que la ruine des choses… et le Kremlin lui-même a fermé ses portes… pour ne pas voir… Elle est morte la jeunesse de Moscou !… »

Le poing de Féodor Féodorovitch s’est levé de dessus sa couche… on dirait qu’il va frapper… qu’il va tuer encore… et Rouletabille se tasse contre Matrena qui tremble, et il tremble comme elle devant cette vision formidable du tueur de la semaine rouge !…

La poitrine de Féodor a poussé un effrayant soupir et est redescendue sous le drap et le poing est retombé et la tête a roulé sur l’oreiller… Silence… Repose-t-il enfin ?… Non ! Non ! Il soupire, il râle à nouveau, il se retourne sur sa couche comme un damné dans la géhenne… et les mots écrits par sa fille — par sa fille — lui brûlent les yeux qui maintenant sont grands ouverts… les mots écrits sur le mur… qu’il lit sur le mur… les mots couleur de sang :

« Elle est morte, la jeunesse de Moscou ! Ils étaient allés si jeunes dans les campagnes et dans les mines…

» Et ils n’avaient pas trouvé un seul coin de la terre russe où il n’y eût des gémissements…