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Page:Leroux - Rouletabille chez le Tsar.djvu/37

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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

» Maintenant elle est morte la jeunesse de Moscou et on n’entend pas de gémissements, car ceux pour qui elle est morte n’osent même plus gémir ! »

… Mais, quoi ? la voix de Féodor ne menace plus… Sa poitrine halette comme celle d’un enfant qui pleure. Et c’est vraiment avec des sanglots dans la gorge qu’il dit la dernière strophe, la strophe traduite par sa fille sur l’album, en lettres rouges :

« La dernière barricade a vu se dresser la vierge de dix-huit hivers… la vierge de Moscou, fleur des neiges…

» … Qui donna ses lèvres à baiser aux ouvriers frappés des balles par les soldats du tsar ?…

» Elle faisait l’admiration des soldats eux-mêmes qui la tuèrent en pleurant…

» Quelle tuerie !… Toutes les maisons se sont bouché les fenêtres d’une lourde paupière de planches, pour ne pas voir !…

» Et le Kremlin lui-même a fermé ses portes… pour ne pas voir !…

» … La jeunesse de Moscou est morte ! »

— Féodor ! Féodor !

Elle l’avait pris dans ses bras, l’étreignait, le consolait, pendant qu’il râlait encore : « La jeunesse de Moscou est morte ! » et qu’il paraissait chasser avec des gestes insensés tout un peuple de fantômes. Elle l’écrasait sur sa poitrine, elle lui mettait les mains sur la bouche pour le faire taire ; mais lui disait : « Les entends-tu ?… Les entends-tu ?… Qu’est-ce qu’ils disent ?… Ils ne disent plus rien… Quel entassement de cadavres sous la bâche des traîneaux, Matrena ?… Regarde les jambes glacées des pauvres filles qui dépassent, et qui sortent toutes droites, comme des bâtons, des jupes de pilou, Matrena ! Regarde les jupes de pilou, raides comme des cloches, les pauvres jupes de pilou !… » Et puis ce fut tout un délire en russe qui parut plus affreux encore à Rouletabille parcequ’il ne le comprenait pas.

Et puis, soudain, Féodor se tut et repoussa assez durement Matrena Pétrovna.

— C’est cet abominable narcotique, fit-il avec un énorme soupir. Je n’en boirai plus. Je ne veux plus en boire.

D’une main, il montrait sur la table, derrière lui, le grand verre encore à demi plein du mélange soporifique où il trempait ses lèvres, chaque fois qu’il se réveillait… de l’autre, il essuyait son front en sueur. Matrena Pétrovna se tenait tremblante auprès de lui, tout à coup épouvantée à l’idée qu’il allait peut-être découvrir qu’il y avait là-bas, derrière la porte, quelqu’un qui avait vu et entendu le sommeil du général Trébassof ! Ah ! s’il devinait cela, son compte était bon ! Elle pouvait faire ses prières… elle était morte !…

Mais Rouletabille n’avait garde de donner signe de vie. C’est tout juste s’il respirait encore. Quelle vision ! Il comprenait maintenant l’émotion des amis du général quand Natacha lui avait chanté de sa voix si douce : « Bonne nuit ! Que tes yeux se reposent de tant de pleurs, et que le calme rentre dans ton cœur oppressé !… » Les amis avaient été certainement mis au courant, par cette vieille bavarde de Matrena, des insomnies du général et ils ne pouvaient s’empêcher de pleurer en entendant le souhait poétique de la charmante Natacha… « Tout de même, pensait Rouletabille, personne ne peut imaginer ce que je viens de voir… Elle n’est pas morte pour tout le monde, la jeunesse de Moscou… et, toutes les nuits, je sais maintenant une chambre où dans la clarté jaune de la veilleuse… elle ressuscite ! » Et le jeune homme, franchement, naïvement, regrettait d’être entré dans une affaire pareille ; d’avoir pénétré, bien inconsidérément, dans une histoire qui, après tout, ne regardait que les morts et le vivant. Pourquoi était-il venu se mettre entre les morts et le vivant ?… On lui disait : « Le vivant a fait tout son héroïque devoir… » Mais les morts, qu’est-ce qu’ils avaient fait, eux ?…

Ah ! Rouletabille maudissait sa curiosité, car, il se l’avouait maintenant, c’était le désir d’approcher le mystère révélé par Koupriane et de pénétrer une fois de plus, malgré tous les dangers, une étonnante et peut-être monstrueuse énigme, qui l’avait poussé jusqu’au seuil de la villa des Îles, qui l’avait jeté sur les mains frémissantes de Matrena Pétrovna en lui promettant son aide… Il avait montré de la pitié, certes ! de la pitié pour la détresse délirante de cette bonne héroïque dame… Mais, en lui, il y avait