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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

regarder le parquet, vous avez entendu du bruit, au rez-de-chaussée, comme il vient de nous arriver à l’instant même ?

— Oui, je vais tout vous dire puisqu’il le faut : c’était la nuit, après le coup du bouquet, mon cher petit monsieur, mon cher petit domovoï ; il me sembla entendre du bruit au rez-de-chaussée ; je descendis aussitôt et ne vis d’abord rien de suspect. Tout était bien fermé. J’ouvris tout doucement la porte de la chambre de Natacha. Je voulais lui demander si elle n’avait rien entendu, mais elle dormait si profondément que je n’eus pas le courage de la réveiller. Je poussai la porte de la véranda : tous les policiers, tous, vous entendez, dormaient à poings fermés. Je fis encore un tour dans les pièces et, ma lanterne à la main, j’allais sortir de la salle à manger quand je remarquai que le tapis, sur le parquet, avait un de ses coins mal en place. Je me baissai et ma main rencontra un gros pli du tapis près du fauteuil du général. On eût dit que l’on avait roulé maladroitement le fauteuil pour le replacer à l’endroit qu’il occupe ordinairement. Poussée par un sinistre pressentiment, je repoussai le fauteuil et je soulevai le tapis. À première vue, je n’aperçus rien ; mais, en examinant les choses de plus près, je vis qu’une latte du plancher ne s’encastrait pas aussi bien que les autres dans le plancher lui-même… Avec un couteau je pus légèrement soulever cette latte et je reconnus que deux clous qui la rattachaient à la poutre du dessous avaient été fraîchement enlevés. C’était tout juste si j’arrivais à soulever légèrement le bout de cette latte, sans pouvoir, par-dessous, glisser la main. Pour la soulever davantage il eût fallu ôter encore une demi-douzaine de clous… Qu’est-ce que cela voulait dire ? Étais-je sur le point de découvrir quelque terrible et mystérieuse machination nouvelle ? Je laissai la latte reprendre sa place d’elle-même, je la recouvris avec soin du tapis, remis le fauteuil à sa place et, dès le matin, envoyai chercher Koupriane.

Rouletabille interrompit :

— Vous n’aviez, madame, parlé de cette découverte à personne ?

— À personne.

— Pas même à votre belle-fille ?

— Non, fit la voix voilée de Matrena, pas même à ma fille.

— Pourquoi ? demanda Rouletabille.

— Parce que, répondit Matrena après un moment d’hésitation, il y avait déjà assez de sujets d’épouvante à la maison. Je n’en ai pas plus parlé à ma fille que je n’en ai dit un mot au général. Pourquoi augmenter l’inquiétude qui nous fait déjà tant souffrir, bien qu’on n’en laisse rien paraître !…

— Et qu’est-ce qu’a dit Koupriane ?

— Nous avons regardé le parquet, en grand mystère. Koupriane glissa sa main plus habilement que je ne l’avais fait et constata qu’il y avait sous la latte, c’est-à-dire entre le parquet et le plafond des cuisines, une excavation qui permettait qu’on y mît bien des choses. Pour le moment, la latte était encore trop peu soulevée pour que la manœuvre fût possible. Koupriane, en se relevant, me dit : « Vous avez dû, madame, déranger la personne dans son opération. Mais nous sommes désormais les plus forts… Nous savons ce qu’elle fait et elle ignore que nous le savons. Faites comme si vous ne vous étiez aperçue de rien, ne parlez de cela à personne au monde et veillez !… Que le général continue de s’asseoir à sa place ordinaire et que nul ne se doute qu’on a découvert le commencement du travail. C’est le seul moyen dont nous puissions disposer pour avoir des chances qu’il continue… Tout de même, ajouta-t-il, je vais faire à nouveau circuler mes agents, la nuit, dans le rez-de-chaussée. Ce serait trop risquer que de laisser la personne continuer son travail, la nuit. Elle le continuerait si bien qu’elle pourrait le terminer… vous m’avez compris ? Mais, le jour, vous vous arrangerez pour que les pièces du rez-de-chaussée soient libres de temps en temps… Oh ! pas longtemps… mais de temps en temps… vous m’avez encore compris ?… » Je ne sais pourquoi, mais ce qu’il me disait là et la façon dont il me le disait m’effrayait encore plus que tout. Cependant, je suivis son programme. Or, trois jours plus tard, vers huit heures, alors que le service de nuit n’était pas encore organisé, c’est-à-dire à un moment où les policiers se trouvaient encore tous à faire leur service