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Page:Leroux - Rouletabille chez le Tsar.djvu/38

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L’ILLUSTRATION

beaucoup plus de curiosité encore que de pitié… Et, maintenant, il fallait « payer », car il était trop tard pour reculer, pour dire lâchement : « Je m’en lave les mains ! » Il avait renvoyé la police et il restait seul entre le général et la vengeance des morts !… Il n’allait pas déserter peut-être !… Cette seule idée le redressa tout à coup, lui rendit toute sa présence d’esprit… Les circonstances l’avait amené dans un camp qu’il devait défendre coûte que coûte, à moins qu’il n’eût peur !

Le général reposait maintenant ou, du moins, les paupières closes, simulait le sommeil, sans doute pour rassurer la bonne Matrena qui, à genoux, à son chevet, avait conservé la main du terrible époux dans sa main. Bientôt, elle se leva et alla rejoindre Rouletabille dans sa chambre. Elle le conduisit dans une petite chambre d’ami où elle pria le jeune homme de se reposer. L’autre lui répliqua que c’était elle qui devait tenter de fermer les yeux. Mais, tout en émoi encore de ce qui venait de se passer, elle balbutiait :

— Non ! Non !… après une scène pareille, j’aurais des cauchemars, moi aussi !… Ah ! c’est affreux… surtout ! surtout ! cher petit monsieur… c’est le secret de la nuit !… Le malheureux !… Le malheureux !… Il n’en peut détacher sa pensée… c’est son pire châtiment immérité, cette traduction que Natacha a faite de ces abominables vers de Boris… Il la sait par cœur… elle est dans son cerveau et sur sa langue, toute la nuit, malgré les narcotiques… et il répète tout le temps : « C’est ma fille qui a écrit cela !… ma fille !… ma fille !… » C’est à pleurer toutes les larmes de son corps… Est-ce qu’un aide de camp d’un général, qui a tué lui aussi la jeunesse de Moscou, a le droit d’écrire des vers pareils et est-ce que c’est la place de Natacha de les traduire en beau français de poésie sur un album de jeune fille !… On ne sait plus ce qu’on fait aujourd’hui, quelle misère !…

Elle se tut, car ils venaient d’entendre distinctement le parquet qui craquait sous un pas, en bas, au rez-de-chaussée. Rouletabille arrêta net Matrena et sortit son revolver. Il eût voulu continuer tout seul le dangereux chemin, mais il n’en eut pas le temps. Comme le parquet craquait une seconde fois, la voix angoissée de Matrena, au-dessus du grand escalier, demanda tout haut en russe : « Qui est là ? » Et, aussitôt, la voix calme de Natacha répondit quelque chose dans la même langue. Alors, Matrena, de plus en plus tremblante, de plus en plus agitée, et restant toujours à la même place comme si elle était clouée sur sa marche d’escalier, dit, en français : « Oui, tout va bien, ton père repose. Bonne nuit, Natacha ! » On entendit les pas de Natacha qui traversaient le grand et le petit salon. Enfin, la porte de sa chambre se referma. Matrena et Rouletabille continuèrent de descendre en retenant leur souffle. Ils s’en furent dans la salle à manger et aussitôt Matrena fit jouer sa lanterne sourde dont elle dirigea le jet de lumière sur le fauteuil où s’asseyait toujours le général. Ce fauteuil occupait sa place ordinaire sur le tapis. Elle le repoussa et releva le tapis, mettant le parquet à nu ; alors, elle se mit à genoux et examina minutieusement le parquet ; puis elle se releva, essuyant son front en sueur, remit le tapis en place, repoussa le fauteuil et s’y laissa tomber avec un gros soupir.

— Eh bien ? demanda Rouletabille.

— Rien de neuf ! fit-elle.

— Pourquoi avez-vous appelé tout à l’heure ?

— Parce qu’il n’y avait point de doute pour moi que, seule, ma belle-fille pût, à cette heure, se trouver au rez-de-chaussée.

— Et pourquoi cet empressement à revoir le plancher ?

— Je vous en conjure, ne voyez point dans mes actes, cher petit enfant, des choses qui ne sauraient, qui ne doivent pas s’y trouver ! Cet empressement dont vous me parlez ne me quitte pas. Aussitôt que je le peux, je regarde le plancher.

— Madame, demanda encore le jeune homme, que faisait votre belle-fille dans cette salle ?

— Elle était venue y chercher un verre d’eau minérale ; la bouteille est encore sur la table.

— Madame, il est nécessaire que vous me précisiez ce que n’a pu que m’indiquer Koupriane… Si je ne me trompe pas… la première fois que vous avez été amenée à