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L’ILLUSTRATION

dans le jardin et autour de la villa, et où j’avais par conséquent laissé le rez-de-chaussée, pendant que je couchais le général, parfaitement libre, je fus conduite comme malgré moi tout de suite dans la salle à manger ; je relevai le tapis et regardai le parquet. Trois nouveaux clous avaient été enlevés à la latte qui se soulevait déjà avec plus d’aisance et sous laquelle on apercevait déjà la cachette naturelle encore vide !…

Étant arrivée à ce point de son récit, Matrena s’arrêta, comme si, suffoquée, elle n’en pouvait dire davantage.

— Eh bien, demanda Rouletabille.

— Eh bien, je replaçai les choses en état comme toujours et fis une rapide enquête auprès des policiers et de leur chef : personne n’était entré, personne, vous m’entendez bien, au rez-de-chaussée. Personne non plus n’en était sorti.

— Comment voulez-vous que quelqu’un en soit sorti puisqu’il n’y avait personne !

— Je veux dire, fit-elle, dans un souffle, que Natacha, pendant ce laps de temps, était restée dans sa chambre… dans sa chambre qui est au rez-de-chaussée…

— Vous me paraissez très émue, madame, à ce souvenir… Pourriez-vous me préciser davantage la cause de votre émotion ?…

— Vous me comprenez bien ?… fit-elle, en secouant la tête.

— Si je vous comprends bien, je dois comprendre que, depuis la dernière fois que vous avez visité le parquet jusqu’à cette fois où vous avez constaté la disparition de trois nouveaux clous, nulle autre personne n’avait pu entrer dans la salle à manger que vous et votre belle-fille Natacha…

Matrena prit la main de Rouletabille comme elle faisait dans les grandes occasions.

— Mon petit ami, gémit-elle, il y a des choses auxquelles je ne peux pas penser… et auxquelles je ne peux plus penser quand Natacha m’embrasse… C’est un mystère plus épouvantable que tout… Koupriane m’a dit qu’il était sûr, absolument sur des agents qu’il m’envoyait ; ma seule consolation, voyez-vous, mon petit ami, je m’en rends bien compte maintenant que vous avez renvoyé ces hommes, ma seule consolation depuis ce jour-là, a été que Koupriane était moins sûr de ses hommes que je ne suis sûre de Natacha…

Et elle éclata en sanglots.

Quand elle se fut calmée, elle chercha Rouletabille auprès d’elle et ne le trouva plus. Alors elle s’essuya les yeux, ramassa sa petite lanterne sourde et, furtive, regagna son poste auprès du général…

À la date de ce jour, voici les notes que l’on relève sur le carnet de Rouletabille :

« Topographie : villa entourée d’un jardin sur trois côtés. Le quatrième donne directement sur un champ boisé s’étendant librement jusqu’à la Néva. De ce côté, le niveau du terrain est beaucoup plus bas, si bas que la seule fenêtre ouverte dans le mur (fenêtre du petit salon de Natacha au rez-de-chaussée) se trouve à la hauteur d’un second étage. Cette fenêtre est hermétiquement close par des volets de fer, retenus à l’intérieur par une barre de fer. — Amis : Athanase Georgevitch, Ivan Pétrovitch, Thadée le marchand de bois (gros souliers), Michel et Boris (fines bottines). — Matrena, amour sincère, héroïsme brouillon. — Natacha… inconnu. — Contre Natacha : n’est jamais là lors des attentats. À Moscou, lors de la bombe du traîneau, on ne sait où elle se trouve, et c’est elle qui devait accompagner le général (détail fourni par Koupriane que généreusement Matrena m’a caché). La nuit du coup du bouquet est la seule nuit où Natacha coucha hors de la villa. Coïncidence de la disparition des clous et de la seule présence, au rez-de-chaussée, de Natacha… dans le cas, bien entendu où Matrena ne les enlève pas elle-même. — Pour Natacha : ses yeux quand elle regarde son père. »

Et cette phrase bizarre :

« Ne nous emballons pas. Ce soir, je n’ai pas encore parlé à Matrena Pétrovna du petit trou d’épingle. » Ce petit trou d’épingle a été le plus grand soulagement de ma vie.