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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR


V

SUR L’ORDRE DE ROULETABILLE,
LE GÉNÉRAL SE PROMÈNE EN LIBERTÉ


— Bonjour, mon cher petit démon familier. La fin de la nuit a été excellente pour le général. Il n’a plus touché à son narcotique. Je suis sûre que c’est cette affreuse mixture qui lui donne tous ces vilains rêves. Et vous, mon cher petit ami, vous ne vous êtes pas reposé une seconde. Je le sais ! je le sais ! je vous sentais trotter partout dans la maison, comme une petite souris. Et cela était bon ! bon !… Je somnolais si doucement, en entendant si furtivement le bruit léger de vos petites pattes… Merci pour le sommeil que vous m’avez donné, petit ami…

Ainsi Matrena, au lendemain de cette nuit de fièvre, souhaitait le bonjour à Rouletabille qu’elle avait trouvé dans le jardin, fumant tranquillement sa pipe :

— Ah ! ah ! vous fumez la pipe… c’est bien parfait cela, pour ressembler au cher petit domovoï-doukh. Regardez comme il vous ressemble. Il fume tout à fait comme vous. Rien de nouveau, hein ?… Non, rien ! Vous n’avez pas l’air heureux du matin. Vous êtes fatigué. Je viens d’aménager pour vous la petite chambre d’ami, la seule que nous ayons, derrière la mienne. Votre lit vous attend. Avez-vous besoin de quelque chose ? Dites-le ! Tout ici vous appartient !

— Je n’ai besoin de rien, madame, dit le jeune homme en souriant aux paroles abondantes de la bonne héroïque dame.

— Que dites-vous là, cher petit ? Vous allez vous rendre malade. Je veux que vous vous reposiez, savez-vous. Je veux être une mère pour vous. Pajaost (je vous prie)… il faut m’obéir, mon enfant. Avez-vous pris le déjeuner du matin ? Si vous ne prenez pas le déjeuner du matin, je croirai que vous êtes fâché. Je suis si peinée que vous ayez entendu le secret de la nuit. J’avais peur de vous voir partir pour toujours et aussi que vous vous fassiez de mauvaises idées sur le général. Il n’y a point de meilleur homme au monde que Féodor et il faut qu’il ait une bien belle, bien belle conscience pour oser, sans défaillir, accomplir les devoirs terribles, comme ceux de Moscou, en ayant une si grande bonté dans le cœur. Ce sont là des besognes faciles pour des méchants. Mais pour des bons… pour des bons qui raisonnent, qui savent ce qu’ils font et qu’ils seront condamnés à mort par-dessus le marché, c’est terrible ! c’est terrible ! c’est terrible !… Moi, je lui avais dit, au moment où cela commençait à marcher mal du côté de Moscou : « Tu sais ce qui t’attend, Féodor, voilà un bien mauvais moment à passer… fais-toi porter malade ». J’ai cru qu’il allait me battre, m’assommer sur place : « Moi ! trahir l’empereur dans un moment pareil !… Sa Majesté à qui je dois tout !… Y penses-tu, Matrena Pétrovna ? » Et il ne m’a pas parlé, à la suite de cela, pendant deux jours… C’est quand il a vu que j’allais tomber malade qu’il m’a pardonné… mais il devait avoir chez lui encore bien des ennuis avec mes jérémiades à n’en plus finir et les mines de Natacha qui se trouvait mal chaque fois qu’on entendait une fusillade dans la rue. Natacha allait aux cours de la Faculté, n’est-ce pas ? Et elle connaissait beaucoup de ceux et même de celles qui se faisaient tuer alors sur les barricades. Ah ! la vie n’était point gaie chez lui, pour le général. Sans compter qu’il y avait ce Boris, que j’aime bien, du reste, comme mon enfant, car je serais très heureuse de le voir uni à notre Natacha, — ce pauvre Boris qui revenait toujours de la fusillade plus pâle qu’un mort et qui ne savait que gémir avec nous.

— Et Michel ? questionna Rouletabille.

— Oh ! Michel est venu à la fin… c’est un tout nouvel officier d’ordonnance du général. C’est le gouvernement de Saint-Pétersbourg qui le lui a envoyé, parce qu’on