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L’ILLUSTRATION

de la nuit : « Ils étaient allés dans tous les coins de la terre russe, et ils n’avaient point trouvé un seul coin de cette terre sans gémissements ! » — « Eh bien, et ce coin-là, pensait-il, ils n’y sont donc pas venus ? Je n’en connais point de plus beaux, ni de plus heureux au monde ! » Non ! Non ! Rouletabille, ils n’y sont point venus. C’est qu’il y a, dans tous les pays, un coin pour la vie heureuse, dont les pauvres ont honte d’approcher, qu’ils ne connaîtront jamais, et dont la vue seule ferait devenir enragées les mères affamées, aux seins secs ; et, s’il n’en est point de plus beau que celui-là, c’est que nulle part sur la terre il ne fait si atroce de vivre pour certains, ni si bon pour d’autres qu’en ce pays de Scythie, aurore du monde…

Cependant, la petite troupe qui entourait le fauteuil roulant du général fut bientôt remarquée. Quelques passants saluèrent et le bruit se répandit que le général Trébassof était venu faire une promenade à « la pointe ». Dans les voitures, des têtes se retournaient ; le général, se rendant compte de l’émotion produite par sa présence, pria Matrena Pétrovna de pousser son fauteuil dans une allée adjacente, derrière un rideau d’arbres où il pouvait jouir du spectacle en toute sérénité.

Ce fut là, cependant, que le trouva Koupriane, le grand maître de police qui le cherchait. Il arrivait de la datcha où on lui avait appris que le général, suivi de ses amis et accompagné du jeune Français, était allé faire un tour du côté du golfe. Koupriane avait laissé sa voiture à la villa et avait pris au plus court.

C’était un bel homme, grand, solide, aux yeux clairs. Son uniforme moulait un athlète. Il était généralement aimé à Saint-Pétersbourg où son allure martiale et sa bravoure bien connue lui avaient fait une sorte de popularité dans la société qui, en revanche, avait grand mépris pour le chef de la police secrète, Gounsovski, que l’on savait capable de toutes les besognes et qu’on accusait d’avoir parfois partie liée avec les nihilistes qu’il transformait en agents provocateurs, sans que ceux-ci s’en doutassent, et qu’il poussait à des attentats politiques retentissants.

Des gens bien renseignés affirmaient que la mort de l’avant-dernier « premier ministre », que l’on avait fait sauter devant la gare de Varsovie dans le moment qu’il se rendait à Péterhof, auprès du tsar, était son œuvre et qu’il s’était fait là l’instrument du parti qui, à la cour, avait juré la perte de l’homme d’État qui le gênait[1]. En revanche, on était d’accord pour estimer que Koupriane était incapable de tremper dans toutes ces horreurs et qu’il se contentait de faire, autant que possible, honnêtement son métier, en se bornant à débarrasser la rue des éléments de discorde et en envoyant en Sibérie le plus grand nombre de têtes chaudes qu’il pouvait.

Cet après-midi-là, Koupriane paraissait bien nerveux. Il présenta ses compliments au général, le gronda de son imprudence, le félicita de sa bravoure, et s’en vint tout de suite trouver Rouletabille qu’il prit en particulier :

— Vous m’avez renvoyé mes hommes, lui dit-il, vous comprenez que je n’admets point cela. Ils sont furieux et ils ont raison. Vous avez fait publiquement donné comme explication de leur départ — départ qui a naturellement étonné, stupéfait les amis du général — le soupçon où l’on était à la villa de la participation possible de mes gens dans le dernier attentat. Cela est abominable et je ne l’admettrai point. Mes hommes n’ont point été élevés à la manière de Gounrovski et c’est leur faire une cruelle injure que je ressens, du reste, personnellement, en les traitant de la sorte. Mais laissons ceci, qui est d’ordre sentimental, et revenons au fait en lui-même qui prouve une imprudence excessive, pour ne point dire davantage, et qui entraîne pour vous, pour vous seul, une responsabilité dont, certainement, vous n’avez pas mesuré l’importance. Pour tout dire, j’estime que vous avez étrangement abusé du blanc-seing que je vous ai donné sur l’ordre de l’empereur. Quand j’ai su ce que vous aviez fait, je suis allé trouver le tsar comme c’était mon devoir, et je lui ai tout raconté. Il a été plus étonné qu’on ne saurait dire. Il m’a prié d’aller moi-même me rendre compte des choses et de rendre au général la garde que vous lui avez ôtée. J’arrive aux Îles et non seulement je trouve la villa ouverte comme un moulin dans lequel chacun peut entrer, mais encore j’apprends

  1. On a tenu des propos pareils lors de la mort de Piehwe à laquelle présida Azef.