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Page:Leroux - Rouletabille chez le Tsar.djvu/53

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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

et je vois que le général se promène au milieu de tous, à la merci du premier misérable venu ! Monsieur Rouletabille, je ne suis pas content. Le tsar n’est pas content. Et, pas plus tard que dans une heure, mes hommes, viendront reprendre leur garde à la datcha.

Rouletabille avait écouté jusqu’au bout. On ne lui avait jamais parlé sur ce ton. Il était rouge et prêt à éclater comme un ballon d’enfant trop soufflé. Il dit :

— Et moi, je prends le train ce soir !

— Vous partez ?

— Oui ! et vous garderez votre général tout seul, j’en ai assez ! Ah ! vous n’êtes pas content ! Ah ! le tsar n’est pas content ! C’est bien dommage. Moi non plus, monsieur, je ne suis pas content, et je vous dis bonsoir ! Seulement n’oubliez pas, d’ici trois ou quatre jours, de m’envoyer une lettre qui me fera part de la santé du général, que j’aime beaucoup ; je ferai dire pour lui une petite prière.

Là-dessus il se tut, car il venait de rencontrer le regard de Matrena Pétrovna, regard si désolé, si implorant, si désespéré, que la pauvre femme lui inspira à nouveau une grande pitié. Natacha n’était pas revenue ! Que pouvait faire la jeune fille en ce moment ? Si Matrena aimait réellement Natacha, elle devait souffrir atrocement. Koupriane parlait ; Rouletabille ne l’écoutait même plus et il avait déjà oublié sa propre colère. Son esprit était reparti vers le mystère…

— Monsieur, finit par lui dire Koupriane en lui secouant la manche… M’entendez-vous ?… Je vous prie, au moins, de me répondre… Je vous fais toutes mes excuses de vous avoir parlé sur ce ton. Je les réitère. Je vous demande pardon… je vous prie de m’expliquer votre conduite qui, après tout, doit avoir sa raison d’être. Je dois l’expliquer à l’empereur… Répondez-moi ? Que dois-je dire à l’empereur ?

— Rien du tout, fit Rouletabille… je n’ai pas d’explications à donner, ni à l’empereur… ni à personne… Vous lui présenterez tous mes hommages et me ferez l’amitié de me faire viser mon passeport pour ce soir…

Et il soupira :

— C’est dommage, car nous entrions dans quelque chose d’intéressant…

Koupriane le regarda. Rouletabille n’avait pas quitté des yeux Matrena Pétrovna, dont la pâleur frappa Koupriane.

— Et tenez ! continua le jeune homme, je crois bien qu’il y aura quelqu’un ici pour me regretter… C’est cette brave femme… Demandez-lui donc ce qu’elle préfère de tous vos policiers ou de son cher petit domovoï… Nous faisions déjà une paire d’amis. Enfin, vous n’oublierez pas de lui présenter toutes mes condoléances quand le terrible moment en sera venu…

C’était au tour de Koupriane d’être fort troublé. Il toussa et dit :

— Vous croyez donc que le général court un gros danger immédiat.

— Je ne le crois pas, monsieur, j’en suis sûr. Son trépas est une affaire d’heures, au pauvre cher homme. Avant mon départ je ne manquerai pas de le lui dire, de façon à ce qu’il se prépare convenablement à faire le grand voyage et qu’il demande pardon au Seigneur d’avoir eu la main un peu lourde avec ces pauvres gens de Presnia…

— Monsieur Rouletabille, avez-vous découvert quelque chose ?

— Mon Dieu, oui, monsieur Koupriane, j’ai découvert quelque chose ; vous pensez bien que je ne suis point venu de si loin pour perdre mon temps…

Quelque chose que personne ne sait ?

— Oui, monsieur Koupriane, sans quoi ce n’eût pas été la peine de me déranger… quelque chose que je n’ai confié à personne, pas même à mon carnet… car un carnet, n’est-ce pas ? ça peut toujours se perdre… Je vous dis cela pour le cas où vous voudriez me faire fouiller avant mon départ…

— Oh ! monsieur Rouletabille.

— Eh ! Eh ! avec cela que la police se gêne dans votre pays ! Dans le mien non plus, du reste… oui, oui, on a vu ça : la police, furieuse de n’avoir rien découvert dans une affaire qui l’intéresse, arrêtant un reporter qui en sait plus long qu’elle pour le faire parler… mais avec moi, vous savez, rien à faire ! Vous pouvez me faire conduire à votre fameuse terrible section, je ne desserrerai pas les dents, même sous les coups de fouet…