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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

Et, comme elle jurait cela un peu trop fort, Rouletabille lui étreignit le bras à la faire crier ; mais elle comprit que c’était parce qu’il fallait se taire.

— Je vous ai dit de ne pas m’interrompre, une fois pour toutes !

— Mais alors, dites-moi ce que vous regardez comme cela.

— Je regarde l’endroit par où l’on peut entrer chez le général quand tout est fermé, madame ! Ne vous retournez pas !…

Matrena, claquant des dents, se rappela qu’en entrant chez Rouletabille elle avait trouvé ouvertes toutes les portes faisant communiquer, d’enfilée, la chambre du jeune homme avec la sienne, le cabinet de toilette et la chambre du général. Elle devait, sur le regard de Rouletabille, se tenir tranquille ; mais, malgré toutes les exhortations du reporter, elle ne pouvait tenir sa langue :

— Mais par où ? Par où entre-t-on ?

— Par la porte !

— Quelle porte ?

— Celle de la chambre donnant sur le petit escalier de service.

— Allons donc ! la clef ! le verrou !

— On a fait faire une clef !

— Et le verrou poussé intérieurement ?

On le tire de l’extérieur !

— Hein ! C’est impossible !

Rouletabille appuya ses deux mains sur les fortes épaules de Matrena et répéta, en détachant chaque syllabe : « On le tire de l’extérieur ! »

— Mais, c’est impossible ! Je le répète !

— Madame, vos nihilistes n’ont rien inventé. C’est un truc très en honneur chez nos rats d’hôtel. Il suffit d’un petit trou de la grosseur d’une épingle pratiqué dans le panneau de la porte à hauteur du verrou.

— Mon Dieu ! gémit la pauvre Matrena, je ne comprends rien à ce que vous voulez me dire avec votre petit trou. Expliquez-vous, petit domovoï.

— Suivez-moi bien, continua Rouletabille, les yeux toujours fixés ailleurs. La personne qui veut entrer introduit dans le petit trou un fil de laiton auquel on a fait subir d’abord la courbe nécessaire et qui est muni à son extrémité d’une légère pointe d’acier recourbée elle-même. Avec un instrument pareil, c’est un jeu, si le trou a été fait à la place qu’il faut, de tâter de l’extérieur le verrou à l’intérieur, d’en crocheter la poignée, de tirer et d’ouvrir si le verrou est comme celui-ci un verrou-targette.

— Oh ! Oh ! Oh ! gémit Matrena qui pâlissait à vue d’œil et… et ce petit trou ?…

— Il existe !

— Vous l’avez découvert ?

— Oui, dès la première heure que j’étais ici…

— Oh ! domovoï ! mais comment cela, puisque vous n’êtes monté dans la chambre du général que la nuit ?…

— Sans doute, mais je suis monté beaucoup plus tôt dans le petit escalier de service !… Et je vais vous dire pourquoi. Quand on m’a introduit dans la villa pour la première fois et que vous me regardiez, cachée derrière la porte, savez-vous ce que je regardais, moi, tout en ayant l’air d’être uniquement occupé à dévorer des tartines de caviar ? La trace fraîche d’une pointe de bottine qui quittait le tapis près la table des zakouskis, où l’on avait renversé de la bière ; cette bière coulait encore le long de la nappe. On avait marché dans la bière. La trace des bottines n’était bien nettement visible que sur le parquet. De là elle allait à la porte de l’office restée entr’ouverte, et montait l’escalier de service. Cette pointe de bottine était bien fine pour monter un escalier réservé aux domestiques, et que Koupriane m’avait dit être condamné, et c’est certainement ce qui me le fit remarquer dans le moment, mais alors vous êtes entrée !

— Vous ne m’avez rien dit ! Évidemment, si j’avais su qu’il y avait une pointe de bottine…

— Je ne vous ai rien dit parce que j’avais mes raisons pour cela… et, cependant, la trace séchait pendant que je vous racontais mon voyage…