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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

— Tout ce qu’il y a de plus facile, surtout si le panneau est en sapin… Toutefois, on venait de briser une pointe d’épingle dans le premier trou. D’où nécessité d’en faire un second. Pour commencer ce second trou, la pointe de l’épingle étant cassée, on a usé de la pointe d’un canif ; puis on a terminé le trou avec l’épingle à chapeau. Le second trou est encore plus près du verrou que le premier !… Ne remuez donc pas comme ça, madame !…

— Mais alors on va venir !… on va venir !…

— Je le crois !

— Mais je ne comprends pas qu’avec une pareille certitude vous restiez là si tranquille !… Grands dieux ! qu’est-ce qui vous donne la preuve qu’on n’est pas encore venu ?

— Une petite épingle ordinaire, madame… pas une épingle à chapeau, cette fois… ne confondons pas les épingles !… je vous montrerai cela tout à l’heure !…

— Il me fera perdre l’esprit avec ses épingles, chère lumière de mes yeux ! Bonté du ciel ! Envoyé de Dieu ! Cher petit porte-bonheur !

Et elle essaya de le serrer avec transport dans ses bras tremblants, mais il se recula. Elle souffla encore et reprit :

— L’examen des épingles à chapeau ne vous a rien appris ?

— Si ! la cinquième épingle de Mlle  Natacha, celle de la toque dans la véranda, a eu son bout cassé tout nouvellement !

— Misère de moi ! fit Matrena en s’écroulant sur un fauteuil.

Rouletabille la releva :

— Qu’est ce que vous avez ?… J’ai bien examiné vos épingles à vous. Est-ce que vous croyez que je vous aurais soupçonnée parce que j’en aurais trouvée une cassée ? J’aurais pensé tout simplement que l’on avait usé de votre bien pour une besogne abominable, voilà tout !

— Oh ! c’est vrai ! c’est vrai ! pardonnez-moi, vierge du Christ ! Ce petit me rendra folle ! Il me console et m’épouvante. Il me fait penser des choses ! et il me rassure ! Il fait de moi ce qu’il veut ! Qu’est-ce que je deviendrais sans lui ?

Et, cette fois, elle réussit à lui prendre la tête à pleines mains et le baisa avec une passion toute naturelle sur le front. Rouletabille la repoussa rudement :

— Vous m’empêchez de voir ? dit-il.

Elle était tout éplorée de ce vilain geste. Elle comprit. En effet, Rouletabille, pendant toute cette conversation, n’avait cessé de regarder par les portes entr’ouvertes de la chambre de Matrena et du cabinet de toilette, tout au fond, tout là-bas, la porte fatale dont le verrou de cuivre brillait dans la lueur jaune de la veilleuse.

Enfin, le reporter fit un signe, et, suivi de Matrena, s’avança sur la pointe des pieds jusque sur le seuil de la chambre du général, en rasant les murs. Féodor Féodorovitch reposait. On entendait son souffle fort, mais il paraissait jouir d’un sommeil de paix. Les hantises de la nuit précédente l’avaient fui. Et la générale avait peut-être raison en partie d’attribuer les fameux cauchemars au narcotique mis à sa disposition chaque soir, car le verre où il puisait lors de ses insomnies était encore plein, et, visiblement, on n’y avait point touché. Le lit du général était placé de telle sorte que celui qui l’occupait, eût-il eu les yeux grands ouverts, n’eût pu voir tourner la porte donnant sur l’escalier de service. La petite table sur laquelle on avait déposé le verre et les différentes fioles et qui avait supporté le dangereux bouquet était placée près du lit, un peu en retrait, et plus près de la porte. Rien n’avait dû être plus facile pour quelqu’un qui pouvait entr’ouvrir cette porte d’allonger le bras et de déposer la boîte infernale parmi les herbes sauvages, surtout si, comme il fallait le croire, on avait attendu pour cette besogne que le souffle bruyant du général eût averti que celui-ci dormait et si, en regardant par le trou de la serrure, on avait constaté que Matrena était occupée alors dans sa propre chambre. Rouletabille, arrivé au seuil de la chambre, se glissa de côté, hors de la vue de ce trou et se mit à quatre pattes. C’est dans cette position qu’il approcha de la porte de service. La tête sur le parquet, il constata que la petite épingle ordinaire, qu’il avait plantée la veille au soir, tout contre