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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

— Je désire fumer une pipe !

— Ah ! une pipe ! Veux-tu du tabac blond parfumé que je reçois tous les mois de Constantinople, un vrai régal de harem… je t’en ferai venir, si tu l’aimes, de quoi fumer dix mille pipes…

— Je préfère le « caporal », répondit Rouletabille… Mais, vous avez raison, c’est la sagesse de ne jamais soupçonner personne…On voit… on constate… on attend… Il est toujours temps, une fois le gibier pris, de dire si c’est du lièvre ou du sanglier… Écoutez-moi donc, ma bonne mama : d’abord, il faut savoir ce qu’il y a dans la fiole ? Où est la fiole ?

— La voici !

Elle la lui glissa dans sa manche. Il la fit disparaître dans sa poche.

— Vous souhaiterez bon appétit au général de ma part. Je sors. Je serai ici dans deux heures au plus tard. Et surtout que le général ne sache rien ! Je vais voir un de mes amis qui habite l’Aptiekarski percoulok[1].

— Comptez sur moi et faites vite pour l’amour de moi. Mon sang fuit mon cœur quand tu n’es pas là, cher envoyé de Dieu.


Elle remonta auprès du général et redescendit dix fois pour voir si Rouletabille n’était pas revenu. Deux heures plus tard, il était de retour à la villa, comme il l’avait promis. Elle ne put s’empêcher de courir au-devant de lui, ce dont elle fut grondée.

— Du calme, du calme ! savez-vous ce qu’il y avait dans la fiole ?

— Non !

— De l’arséniate de soude, assez pour tuer dix personnes.

— Vierge Marie !

— Taisez-vous ! montons près du général.

Féodor Féodorovitch était d’une humeur charmante. C’était sa première bonne nuit depuis la mort de la jeunesse de Moscou. Il l’attribua à ce qu’il n’avait pas touché à sa potion et résolut, une fois de plus, de se passer de narcotique, ce à quoi Rouletabille et Matrena l’encouragèrent. Sur ces entrefaites on frappa à la porte de la chambre de Matrena. Celle-ci courut voir ce qui se passait et revint avec Natacha qui voulait embrasser son père. Le visage de Natacha était fatigué. Certainement, elle n’avait pas passé une aussi bonne nuit que son père ; et le général lui reprocha sa mauvaise mine.

— C’est vrai. J’ai fait de vilains rêves. Mais toi, papa, tu as bien dormi ? As-tu pris de ton narcotique ?

— Non !… Non !… je n’ai pas touché à une goutte de ma potion !

— Oui, je vois… c’est bien cela, très bien !… Il faut revenir au sommeil naturel…

Matrena, comme hypnotisée par Rouletabille, avait saisi le verre sur la table et ostensiblement était allée en jeter le contenu dans le cabinet de toilette où elle s’attarda pour reprendre possession de ses sens. Natacha continuait :

— Tu vas voir, papa, que nous allons vivre comme tout le monde, à la fin… Le tout était d’éloigner la police, l’affreuse police… n’est-ce pas, monsieur Rouletabille ?

— Je l’ai toujours dit, moi, je suis tout à fait de l’avis de Mlle  Natacha… vous pouvez être tout à fait rassurés maintenant… et je vous quitterai rassuré… oui, il faut que je songe à achever vite ma besogne… et à repartir… Eh bien !… je le dis comme je le pense… restez entre vous et vous ne courrez aucun danger… du reste, le général va mieux… et bientôt je vous verrai tous en France, je l’espère… je tiens dès maintenant à vous remercier de votre amicale hospitalité…

— Ah ! mais vous n’allez pas partir !… vous n’allez pas partir !…

Déjà Matrena s’apprêtait à protester de tout son verbiage puissant et de tout son pauvre cœur déchiré… quand un coup d’œil du reporter coupa net son commencement de désespoir…

  1. La petite rue des pharmaciens.