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L’ILLUSTRATION

— Je dois rester encore une huitaine de jours en ville… j’ai retenu une chambre à l’Hôtel de France. C’est nécessaire. J’ai beaucoup de monde à voir et à recevoir… Je viendrai vous faire une petite visite… de temps en temps…

— Vous êtes donc bien tranquille, demanda gravement le général, pour me laisser tout seul ?

— Tout à fait tranquille… Et puis, je ne vous laisse pas tout seul… je vous laisse avec la générale et mademoiselle. Je vous répète : Restez tous trois comme je vous vois là… Plus de police… En tous cas, le moins possible…

— Il a raison, il a raison, répéta encore Natacha.

À ce moment, il y eut de nouveaux coups frappés à la porte de la chambre de Natacha. C’était Ermolaï qui annonçait que Son Excellence le maréchal de la cour, le comte Kaltsof désirait voir le général de la part de Sa Majesté.

— Va recevoir le comte, Natacha, et annonce-lui que ton père va descendre dans un instant.


Natacha et Rouletabille descendirent et trouvèrent le comte dans le grand salon. C’était un magnifique gaillard, beau et grand comme un suisse d’église. Il regardait de tous côtés, sur les meubles, et paraissait inquiet. Il s’avança tout de suite au-devant de la jeune fille, demandant des nouvelles.

— Elles sont bonnes, répondit Natacha. Tout le monde ici se porte à merveille. Le général est gai. Mais qu’avez-vous, monsieur le maréchal, vous paraissez préoccupé ?

Le maréchal avait serré la main de Rouletabille :

— Et mon raisin ? demanda-t-il à Natacha.

— Comment, votre raisin, quel raisin ?

— Vous n’y avez pas touché, tant mieux, j’arrivais ici bien anxieux. Je vous ai apporté, hier, de Tsarskoïe-Selo, quelques grappes du raisin de l’empereur, que Féodor Féodorovitch apprécie tant. Or, ce matin, j’apprenais que le fils aîné de Doucet, le maître jardinier français des forceries impériales de Tsarskoïe, était mort en mangeant de ces grappes, parmi lesquelles j’avais choisi les miennes, hier, avant de venir. Jugez de mon angoisse. Je savais pourtant bien que l’on ne mange pas, à la table du général, de raisin qui n’a pas été lavé, et j’avais beau me dire que j’avais pris la précaution de vous faire avertir que Doucet recommandait de le laver soigneusement… n’importe, je n’imaginais point que mon cadeau pût être dangereux ; et, en apprenant la mort du petit Doucet, ce matin, j’ai sauté dans le premier train et n’ai fait qu’un bond jusqu’ici…

— Mais, Excellence, interrompit Natacha, nous n’avons point vu votre raisin..

— Ah ! on ne vous l’a pas encore servi ! tant mieux ! grands dieux

— Le raisin de l’empereur est donc malade ? interrogea Rouletabille. Le phylloxéra envahit donc les forceries ?

— Rien ne l’arrête, m’avait dit Doucet… car il n’aurait point voulu me laisser partir la veille sans avoir lui-même lavé les grappes… malheureusement, j’étais trop pressé et je les emportai telles quelles ; je ne pensais point que l’ingrédient que l’on jetait sur ce raisin pour le préserver fût si redoutable… À ce qu’il paraît que, au pays des vignes, il arrive ainsi des accidents tous les ans. On appelle ça, je crois, de la bouillie…

— De la bouillie bordelaise, fit entendre la voix tremblante de Rouletabille… et savez-vous ce que c’est, Excellence, que la bouillie bordelaise !…

— Ma foi non…

À ce moment, le général descendait l’escalier, s’accrochant à la rampe et soutenu par Matrena Pétrovna.

— Eh bien, continua Rouletabille, en regardant Natacha, la bouillie bordelaise dont était couvert le raisin que vous avez apporté hier au général Trébassof n’est ni plus ni moins que de l’arséniate de soude.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria Natacha.

Quant à Matrena Pétrovna elle poussa une sourde exclamation et laissa échapper le général qui faillit descendre tout seul l’escalier. Tous se précipitèrent. Le général