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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

riait. Matrena, sous le regard d’acier de Rouletabille, bégayait qu’elle avait eu « comme une faiblesse ». Enfin, tout le monde se trouva réuni dans la véranda. Le général s’allongea sur son fauteuil et demanda :

— Ah çà ! mais !… qu’est-ce que vous racontiez donc tout à l’heure, mon cher maréchal, vous m’avez apporté des raisins ?

— Mais oui, dit Natacha, assez effrayée, et ce que nous raconte M. le maréchal n’est pas gai du tout. Le fils de Doucet, le jardinier de la cour, vient de s’empoisonner avec le même raisin que M. le maréchal nous a, paraît-il, apporté ?

— Où ça ? le raisin ? quel raisin ? je n’ai pas vu de raisin, moi ! s’exclama Matrena. Je vous ai bien aperçu hier, maréchal, dans le jardin, mais vous êtes parti presque aussitôt, et, ma foi, j’en ai été assez étonnée. Quelle est cette histoire ?

— Certes ! il faudrait l’éclaircir ! Il faut absolument savoir où sont passées ces grappes ?

— Certainement, dit Rouletabille, elles pourraient causer un malheur !

— Si ce n’est déjà fait, bégaya le maréchal ?

— Mais enfin ? Où étaient-elles, à qui les avez-vous remises ?

— Je les avais apportées dans une boîte de carton blanc… la première boîte qui m’était tombée sous la main chez Doucet. Je viens ici une première fois, je ne vous trouve pas… Je reviens avec ma boîte. Le général était en train de se coucher. J’étais pressé de prendre mon train. Michel Nikolaïevitch et Boris Alexandrovitch se trouvaient dans le jardin, c’est eux que j’ai chargés de ma commission et j’ai déposé près d’eux la boîte, sur la petite table du jardin, en les priant de ne pas oublier de vous dire qu’il fallait laver ce raisin, que Doucet le recommandait expressément…

— Mais c’est incroyable ! Mais c’est épouvantable ! gémit Matrena ; où donc ce raisin est-il passé ? Il faut le savoir.

— Absolument ! approuva Rouletabille.

— Il faut le demander à Boris et à Michel ! dit Natacha. Mon Dieu ! Ils en ont peut-être mangé ! Ils sont peut-être malades !

— Les voilà ! fit le général.

Tous se retournèrent. Michel et Boris gravissaient les marches du perron. Rouletabille, qui s’était rejeté dans le coin sombre, sous l’escalier, ne perdait pas le jeu d’un muscle sur ces deux visages qui se présentaient à lui comme deux énigmes à déchiffrer. Les deux visages étaient souriants, trop souriants peut-être…

— Michel ! Boris ! Venez ici ! criait Féodor Féodorovitch. Qu’est-ce que vous avez fait des raisins de M. le maréchal ?

Ils se regardèrent tous deux, à cette brusque interrogation, semblèrent ne pas comprendre, et puis, se rappelant tout à coup, ils déclarèrent fort naturellement qu’ils l’avaient laissé sur la table du jardin et qu’ils ne s’en étaient pas autrement préoccupés.

— Vous aviez donc oublié ma recommandation, demanda sévèrement le comte Kaltsof.

— Quelle recommandation ? fit Boris… Ah ! oui ! le lavage des raisins… la recommandation de Doucet.

— Savez-vous ce qui est arrivé à Doucet, avec ce raisin ? Son fils aîné est mort empoisonné… Comprenez-vous maintenant que nous tenions à savoir ce qu’est devenu mon raisin ?

— Mais on a dû le retrouver sur la table ! dit Michel.

— On n’a rien retrouvé du tout, déclara Matrena qui, elle non plus, ne perdait pas un jeu de la physionomie des deux officiers… Comment se fait-il que vous soyez partis, hier soir, sans nous dire adieu, sans nous voir, sans vous être même inquiétés de savoir si le général pouvait avoir besoin de vous ?…

— Madame, dit Michel, froidement, militairement, comme s’il répondait au général lui-même, nous avons toutes nos excuses à vous présenter de ce chef. Il faut que nous vous fassions un aveu et le général nous pardonnera, j’en suis sûr. Boris et moi,