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L’ILLUSTRATION

connaissait pas le bonheur de respirer, si on n’avait pas respiré cet air-là, le plus beau du Nord du monde, et qui donne faim et soif de belle eau-de-vie blanche et de blond pivô, et fouette le sang et fait de vous une bête vigoureuse et joyeuse et fataliste, et se moquant autant des révolutionnaires que des dix mille yeux de la police braqués sous les porches des maisons, sous les crânes des dvornicks, — tous de la police, les dvornicks ; tous de la police aussi les joyeux concierges à la main tendue… Ah ! ah ! on se moquait de tout dans un air pareil, pourvu que l’on eût des roubles dans sa poche, beaucoup de roubles, et que l’on ne fût pas abruti, bien sûr, par la lecture de ces livres extraordinaires qui prêchent le bonheur de l’humanité aux étudiants et aux pauvres étudiantes. Ah ! ah ! graine de nihilistes tout cela ! Des pauvres petits messieurs et de pauvres petites madames qui ont la tête tournée par des lectures qu’ils ne digèrent pas ! Car tout est là, la digestion !… la digestion en tout est nécessaire. Messieurs les commis voyageurs en champagne, qui s’entretiennent avec importance près du padiès de l’hôtel de la Grande Morskaia et qui ont étudié ce peuple russe jusqu’au fin fond des plus lointaines villes où l’on peut boire du champagne, vous le répéteront à la table des zakouskis, et vous régleront la question de la Révolution entre deux petits verres de votka, avalés proprement, vivement, haut le coude, d’un seul coup, à la russe. Affaire de digestion, vous dis-je. Quel est le fou qui oserait comparer un jeune monsieur qui a bien digéré une bouteille de champagne ou deux, et un autre jeune monsieur qui a mal digéré les élucubrations — nous disons : élucubrations — des économistes ? Les économistes ? Les économistes ! des fous qui se défient à qui en dira de plus fortes ! Ceux qui les lisent et ne les comprennent pas s’en tirent avec une bombe ! À votre santé ! Nichevô ! comme dit l’autre… La terre tourne, n’est-ce pas ?

Discussions politiques, économiques, révolutionnaires et autres de la salle des zakouskis… tu passes au travers après avoir retenu ta chambre à l’hôtel, petit Rouletabille… Et vite, maintenant, chez Koupriane, si tu ne veux pas arriver au moment du déjeuner… auquel cas il faudra remettre au soir les affaires sérieuses…


Département de la Police. Immense bâtisse bien fournie d’honorables et solides gardavoïs, grands couloirs, vestibules, salles aux portes claquantes, beaucoup de schwitzars obséquieux pour les « gaspadines » ; beaucoup aussi de pauvres gens en touloupe assis contre les murailles, sur des bancs crasseux ; bureaux et bureaucrates, bottes et éperons sonores des jeunes officiers joyeux qui se racontent avec éclat des histoires de l’Aquarium…

— Monsieur Rouletabille ! Ah ! ah ! parfaitement ! Asseyez-vous donc ! Enchanté !… M. Koupriane sera très heureux de vous recevoir… mais, en ce moment, il passe l’inspection… oui, l’inspection des dortoirs des gardavoïs dans la caserne… On va vous conduire… une idée à lui !… Il ne faut rien négliger, n’est-ce pas ? Grand chef !… Avez-vous vu les dortoirs des gardavoïs ? Admirables ! Premiers dortoirs du monde ! Disons cela sans vouloir offenser la France. Nous aimons beaucoup la France. Grande nation. Je vais vous conduire immédiatement auprès de M. Koupriane. Sera enchanté.

— Moi aussi, fait Rouletabille, qui remet un rouble dans la main de l’honorable fonctionnaire.

— Permettez ! Vous précède !…

Courbettes, salutations, il le précède. Pour deux roubles, il le précéderait au bout du monde.

« Ces fonctionnaires sont charmants », pense, en se laissant conduire à la caserne, Rouletabille, qui estime n’avoir pas payé trop cher les services d’un personnage dont l’uniforme est galonné sur toutes les coutures… On arrive, on monte, on descend. Escaliers, corridors… Ah ! ah ! les dortoirs… Rouletabille se découvre : il lui semble entrer chez des demoiselles au couvent. Couchettes bien blanches, bien alignées, la tête au mur, et des images de sainteté partout, des vierges, des icônes… une propreté monacale… et un silence parfait… le parfait silence…