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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

Tout à coup, un ordre retentit dans le corridor à côté et les gardavoïs qui étaient on ne sait où se dressent à la tête de leur lit, dans la posture d’ordonnance. Apparition de Koupriane et de son état-major. Koupriane regarde tout, de très près, adresse la parole à tous les hommes, les appelle par leur nom, s’enquiert de leurs besoins… et les autres bafouillent, ne savent que répondre, rougissent comme des enfants. Koupriane aperçoit Rouletabille. Il balaie son état-major d’un geste. C’est fini, l’inspection. Et il entraîne le jeune homme dans une petite pièce qui est tout au bout du dortoir… Rouletabille, effaré, regarde. Il se trouve dans une chapelle. C’est la petite chapelle qui complète tous les dortoirs de gardavoïs. Elle est toute dorée, toute enjolivée de couleurs merveilleuses et toute meublée de petites icônes qui portent bonheur, et, naturellement, du portrait du tsar, le cher Petit Père.

— Vous voyez, fait Koupriane en souriant à l’ébahissement de Rouletabille, nous ne leur refusons rien ! Nous leur portons les saints à domicile.

Sur quoi, après avoir fermé la porte, il se signa et avança une chaise vers Rouletabille. Lui-même s’assit devant le petit autel tout chargé de fleurs, de papiers peints et de saintes papillotes :

— Ici, lui dit-il, nous allons pouvoir causer sans être dérangés. Là-bas, j’ai un peuple de solliciteurs qui m’attend. Je vous écoute.

— Monsieur, fit Rouletabille, je viens vous rendre compte de ma mission et m’en décharger entièrement sur vous. Il ne tiendra qu’à vous d’éclaircir définitivement cette affaire obscure en arrêtant le coupable que je ne veux pas connaître. Ceci vous regarde. Je vous apprendrai seulement qu’on a voulu empoisonner le général cette nuit en lui versant dans son narcotique de l’arséniate de soude, que voici dans cette fiole, arséniate qui a été vraisemblablement ramassé sur des raisins apportés de Tsarskoïe Selo au général Trébassof par le grand maréchal de la cour et qui ont disparu sans qu’on puisse dire comment.

— Ah ! ah ! affaire de famille ! affaire de famille. Je vous l’avais bien dit, murmura Koupriane.

— L’affaire s’est moins passée en famille que vous le pensez, attendu que l’assassin est venu de l’extérieur. Contrairement à ce que vous pourriez croire, il n’habite point la maison.

— Et comment donc s’y introduit-il ? demanda Koupriane.

— Par la fenêtre du petit salon qui donne sur la Neva. Il est venu assez souvent par ce chemin-là. Et c’est par là qu’il doit revenir, soyez-en sûr ! C’est là que vous le prendrez si vous agissez avec prudence

— Comment savez-vous qu’il est venu par là assez souvent ?

— Vous connaissez la hauteur de la fenêtre au-dessus du petit chemin. Pour monter il s’aide d’une gouttière dont les anneaux de fer ont subi bien des fléchissements ; et enfin la marque du grappin qu’il apporte avec lui et avec lequel il se hisse à la fenêtre est distinctement visible sur le fer du petit balcon extérieur, et ces marques accusent des dates différentes.

— Mais cette fenêtre est fermée.

— On la lui ouvre !

— Qui donc ? s’il vous plaît.

— Je n’en veux rien savoir !

— Eh ! c’est nécessairement Natacha : j’étais sûr que la villa des Îles avait sa vipère ! Si je vous disais qu’elle n’ose plus sortir de son nid parce qu’elle se sait surveillée, parce qu’aucune de ses démarches ne nous échappe ! Elle le sait ! On l’en a instruite. La dernière fois qu’elle s’est aventurée seule dehors, c’était pour aller dans le Vieux Derevnia ! Qu’allait-elle faire dans ce quartier pourri ? Je vous le demande ! Et elle est revenue sur ses pas sans avoir vu personne, sans avoir frappé à une seule porte, parce qu’elle s’est aperçue qu’elle était suivie ! Elle ne peut pas les voir dehors ! Alors, elle les fait venir dedans !