Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/11

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par la volupté biblique de cette scène de plein air. Silencieuse, accroupie autour de la danseuse, la tribu extatique et sale regardait la belle fille aux gestes divins tandis qu’un mâle, d’une sombre beauté, assis près d’un feu qui s’éteignait, faisait entendre, sur sa balalaïka, un rythme millénaire.

Ils avaient été vus et tout s’était arrêté et ils avaient été chassés par le silence hostile de tous. Et puis, le lendemain, comme ils déjeunaient en bande (une bande de joyeux vivants, il faut bien le dire) dans un petit hôtel champêtre du voisinage, à deux pas d’une rivière, ils avaient vu apparaître au milieu de leurs jeux civilisés (quelqu’un, au piano, jouait un shimmy) une naïade brune poursuivie par un faune. Dans la jeune fille demi-nue, ils avaient reconnu la bohémienne de la veille, et, dans le faune, l’homme à la balalaïka. L’homme, terrible, avait déjà agrippé la pauvre enfant qui se débattait en criant et en le mordant. Et déjà l’homme l’emportait quand Jean et Rouletabille, suivis de leurs amis, s’étaient précipités. Et le bohémien avait du céder au nombre. Il s’était éloigné lentement, tournant de temps en temps la tête vers celle qui le poursuivait de ses imprécations.

Celle-ci, haletante, s’était mise sous la protection de Jean :

— Je m’appelle Callista ; cet homme a nom Andréa. C’est un gitane, mais non de ma tribu. Mon père étant mort, il cherche à m’emmener. Il ne m’est rien !

Une heure plus-tard, pour éviter de nouveaux incidents, Jean emportait Callista dans son auto, au milieu des acclamations de ses amis. Et voilà comment Callista et Jean s’étaient aimés et pourquoi Callista l’aimait encore.

Elle s’était apparemment civilisée avec une ardeur de néophyte à laquelle on révèle les joies d’une religion aux douceurs insoupçonnées. Bien que son cœur fût resté sauvage, elle s’était vite transformée en une étrange Parisienne, élégante et ultra-moderne. On eût dit qu’elle voulait faire oublier ses origines. Pour Jean seul, et pour Rouletabille qui ne comptait pas, elle dansait parfois, dans le particulier, des danses gitanes et encore nous avons vu que Jean mettait du Beethoven autour.

Donc, maintenant, Callista riait. Mais son rire faisait frissonner Rouletabille. Le perroquet et l’ourson aussi se mirent à rire : « Cette maison des grimaces m’épouvante ! » se dit le reporter en essayant de secouer la torpeur maladive qui l’envahissait :

« Ah ! ce sont encore ces parfums d’Arménie !… Elle a beau faire ! ça tiendra toujours du bazar chez elle !… »

Jean avait fermé le piano et essayait d’expliquer à Callista la nécessité où il était de la quitter de bonne heure ce soir.

— Rouletabille te tiendra compagnie…

Elle ne lui répondit pas. Elle tendit à son baiser un front de marbre… Il se sauva, balbutiant des excuses. Rouletabille aurait donné cher pour le suivre,

Callista s’était assise sur le divan. Elle ne bougeait pas. Elle se tenait raide comme une reine d’Égypte. Sur son bras nu, on voyait briller un énorme anneau d’esclavage. Il fallait se décider. Rouletabille toussa. Il se trouvait ridicule, odieux ; il maudissait Jean qui l’avait chargé d’une pareille corvée. Ce fut elle cependant qui parla la première :

— Il veut me quitter, n’est-ce pas ?

Rouletabille toussa encore. Il trouvait cette toux éloquente ; si Callista, qui n’était pas dénuée d’intelligence, voulait faire un tout petit effort, elle comprendrait ! Et de fait, elle avait compris et, sans plus tarder, elle le lui prouva. Elle vint se planter devant le jeune homme, éleva son bras nu à la hauteur de son visage et, lui montrant le cercle d’or où l’on avait tracé un signe mystérieux fait de la rencontre et du mélange de deux religions : la croix et le croissant, le tout en forme de poignard :

— Rouletabille, dit-elle, répète à Jean ceci : les files gitanes qui portent cet anneau au bras… et ce signe sur cet anneau… sont de vraies filles de Bohème gardant la fidélité à l’amour et le souvenir de l’injure !… Et maintenant va-t’en… N’ajoute plus rien !… Non ! non ! va-t’en ! Va, te dis-je… va rejoindre ton ami !…

Et ils furent trois à le chasser, car l’ourson et le perroquet s’étaient joints à Callista, et le perroquet n’était pas le moins redoutable…