Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/10

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— La police !… Il se peut qu’elle cherche quelque chose qu’elle ne trouvera pas ici !… J’en aurai bientôt le cœur net !

Jean, sombre, réfléchissait…

— Rouletabille ! je te le répète… méfie-toi de la Pieuvre !…

— Ne m’as-tu pas dit, exprima le reporter, ironique, qu’elle était de la police !…

— On me l’a affirmé !

— Eh bien mais, fit l’autre en allumant sa pipe, c’est par elle que je saurai si c’est la police qui a fait le coup !…

Jean se leva :

— Allons, soupira-t-il, je vois qu’il n’y a plus rien à te dire… adieu !…

Et il ajouta, non sans une intention un peu sournoise :

— Je ne veux pas vous gêner davantage !

Rouletabille ne lui répondit pas tout d’abord, mais il prit sa canne et son chapeau :

— Je t’accompagne, fit-il… car je vois qu’il te répugne de me parler d’Odette sous le toit qui abrite Mme de Meyrens !…

— Comment sais-tu que je viens te parler d’Odette ?…

Rouletabille haussa les épaules, le poussa dans l’escalier :

— Tu as reçu des nouvelles de Camargue, de mauvaises nouvelles… Hubert ne quitte plus Odette, se fait plus pressant, presque menaçant…

— Qui t’a si bien renseigné ? questionne Jean stupéfait… Qui t’a dit ?…

— Toi !… Tout cela est écrit là…

Rouletabille lui passe un doigt sur le front…

— Que penses-tu d’Hubert ?…

— Je le crois capable de tout ! Mais je t’avouerai que ce n’est pas lui qui m’inquiète pour toi… as-tu parlé à Callista ?

— Non ! et je suis venu pour que tu lui parles, toi !…

— Charmant ! s’exclama le reporter, qui semblait vouloir cacher sous un air goguenard le désagrément que lui apportait une pareille commission… charmant !… j’ai failli être étranglé cette nuit… on va m’arracher les yeux ce soir !…


II. — Callista

« Je ne sais vraiment pas comment annoncer à Callista mon mariage avec Odette ! » Roulelabille se répétait cette phrase de son ami Jean, tandis que Jean, au piano, jouait du Beethoven et que, dans le boudoir, Callista, les jambes nues sous l’envolée des voiles noirs lamés d’or, dansait. Rouletabille n’était pas seul à regarder danser Callista. Il y avait encore l’ourson et le perroquet.

La scène était étrange. Une demi-obscurité l’enveloppait. Jean, lui, était tout à fait dans le noir. On l’entendait, on ne le voyait pas. On entendait aussi sonner les bracelets de Callista quand le rythme s’accentuait. Les trois spectateurs, Rouletabille, l’ourson et le perroquet, étaient sages comme les images d’ombres chinoises que leurs profils dessinaient sur le mur. Ils étaient éclairés par une lampe basse à feu rouge dans sa gaine de papier de soie, posée sur un plateau d’argent où des cartes avaient été rageusement dispersées avec, au milieu d’elles, la reine de cœur arrachée (la femme blonde en morceaux). Naturellement, Callista était brune, mais on ne voyait encore que ses jambes éblouissantes qui passaient comme des flammes courant sur le tapis. Tout à coup, les jambes s’éteignirent sous les voiles, la femme s’écroula et dans la volute farouche de la chevelure dénouée, une face de beauté et de sauvage douleur apparut.

« Elle n’a jamais dansé aussi tragiquement, pensait Rouletabille. On dirait qu’elle prévoit la catastrophe ! Nous allons passer des moments difficiles ! »

Mais, par un miracle de cette physionomie mobile, l’image du désespoir qui se traînait sous la lampe s’effaça presque instantanément sous le plus espiègle et le plus passionné sourire, et puis Callista se retrouva debout, se montrant tour à tour fière et douce, amoureuse et sage, faible ou rieuse.

Finalement elle éclata de rire. Sa danse avait été d’un démon, d’une Grâce, d’une Muse, d’un ange, d’un lutin.

Et Rouletabille se rappelait la première fois qu’il l’avait vue danser. Il y avait deux ans de cela… C’était en Camargue, aux environs des Saintes-Maries-de-la-Mer où il était allé chasser, avec son ami Jean, les oiseaux de passage. Elle était sortie en dansant d’une roulotte de bohémiens, échouée entre deux tamaris, et ils avaient été arrêtés