Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/13

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— Si elle n’est pas à Lavardens, elle n’en est pas loin !… Elle est partie, pour les Saintes-Maries-de-la-Mer !…

— Callista aux Saintes-Maries !… Tu en es sur ?

— Un coup de téléphone à sa femme de chambre m’a tout appris…

— Et quand as-tu appris cela ?

— Il y a vingt minutes !…

— Et tu me dis cela avec un calme… un calme qui m’épouvante…

Jean aperçut alors la valise, le complet à carreaux…

— Tu pars en voyage ?… Tu me lâches dans un agent pareil ?…

— Ma foi, oui !… Je te laisse enterrer ta vie de garçon !

— Ah ! tais-toi !… Me diras-tu où tu vas ?

Je n’ai pas de secret pour toi !… Je vais à Lavardens !…

— Rouletabille !…

Jean se jetait dans ses bras et l’embrassait, mais Rouletabille, déjà se dégageait.

— Ne nous attendrissons pas !… Quoi que nous fassions, nous aurons sur elle un retard de vingt-quatren heures… Puissions-nous arriver, à temps !…

— Espérons-le !… soupira Jean… À tout prix, il faut éviter le scandale !…

— Le scandale ! releva Rouletabille avec un inquiétant sourire… Ah | ! mon cher, si tu l’avais entendue me cracher cette phrase au visage :

» — Va dire à ton ami que les filles de Bohème qui portent ce signe…

— Oui ! oui ! tu as raison !… Il faut tout craindre… je deviens fou !…

— Ce n’est pas le moment, si tu veux sauver Odette…

— Sauver Odette !… Nous en sommes là !…

— Il faut, d’abord ne pas rater le train de deux heures dix. Nous serons à Avignon cette nuit à deux heures cinquante et une. Là, nous sauterons dans une auto et nous arriverons aux premières lueurs du jour à Lavardens… Et maintenant va faire ta valise ! Rendez-vous à la gare… J’ai encore une heure devant moi. J’ai le temps de passer à la préfecture…

— Quoi faire à la préfecture ?… Pour ton histoire de l’autre nuit ?

— Peut-être… À propos, je n’ai plus de domestique !

— Tu l’as fichu à la porte ?… Tu as bien fait ! Sa figure ne m’est jamais « revenue » à ce garçon-la !…

— Je ne l’ai pas fichu à le porte… Hier soir, en rentrant, j’ai trouvé les clefs de l’appartement chez le concierge et ce mot sur mon bureau. Lis.

— Mais il écrit très bien le français, ton sauvage !

« Monsieur m’excusera de quitter si brusquement son service. Il se peut que je ne revoie jamais monsieur, mais je n’oublierai jamais les bontés que monsieur a eues pour moi ! — Olajaï… »

» Encore un nom à coucher dehors !

— Oui, il signe Olajaï ! reprit Rouletabille, d’une voix sourde. Et sais-tu ce que cela signifie dans le langage de son pays, ce mot-là ? Cela veut dire : Malédiction !

— C’est impressionnant ! exprima Santierne qui déjà s’élançait vers l’escalier…

Rouletabille l’arrêta d’un geste.

— Oui, fit-il. C’est impressionnant !… Surtout quand on sait qu’Olajaï a pris le train, lui aussi, hier soir, pour…

— Pour ?…

— Pour les Saintes-Maries-de-la-Mer !…

Santierne regardait maintenant Rouletabille avec des yeux énormes.

— Mais qu’est-ce que tout cela signifie ?… balbutia-t-il. Cela ne peut pas être une simple coïncidence !… Qu’est-ce que cela cache ?…

— Je ne sais pas ce que cela cache, prononça le reporter sans quitter son calme imperturbable, mais tout cela nous révèle au moins, mon cher Jean, que nous sommes tous emportés là-bas par une force inconnue et fatale et que nous nous débattons dans un obscur tourbillon où tes affaires et les miennes se mêlent bien étrangement ! Olajaï !… Cet Olajaï est un Balkanique bohémien et je ne crois pas qu’il soit allé, aux Saintes-Maries uniquement pour prier sainte Sarah !…

C’est sur cette sombre parole que les jeunes gens se séparèrent :

Trois quarts d’heure plus tard, sur les quais de la gare de Lyon, Rouletabille voyait arriver Jean plus pâle et plus angoissé encore qu’il ne l’avait quitté. Il tenait une lettre dans sa main :

— Ah ! mon cher, lis ! tout se précipite !

C’étaient quelques mots d’Odette :

« Venez vite, Jean, venez vite !… J’ai peur pour vous !… J’ai peur pour moi !… Si c’était vrai, que vous ne m’aimiez pas !… Que vous en aimez une autre !… Ah ! cet Hubert me fait peur !… Et papa aussi a peur ! Ah ! venez !… Je ne peux pas vous en dire davantage !… »

— Le misérable ! grondait Jean qui avait peine à se contenir… il n’y a pas de doute ! Il lui a parlé de Callista !

Rouletabille poussa son ami dans le compartiment. Il ferma la portière. Ils étaient seuls :

— Il faut que tu me dises tout ce que tu sais d’Hubert !…

Jean lui répondit, les sourcils froncés, l’œil mauvais :

— Tu l’as vu un après-midi, dans son cadre, tu en sais aussi long que moi ! Tu as vu une brute !

— C’est sommaire, fit Rouletabille.

C’est comme lui !… répliqua Jean…