Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/14

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Oh ! pardon ! releva le reporter… je le crois un peu plus compliqué que tu viens de le dépeindre !…

— Pour les moyens d’arriver à son but, peut-être !… mais je te jure que lorsqu’on a vu ce grand garçon, à cheval, parmi les bouviers et brandissant son trident derrière les troupeaux épouvantés, on emporte non seulement de lui une image physique, on a touché encore le fond de sa psychologie !… Et puis, c’est peut-être, lui aussi, un artiste « dans son genre »…

Et Santierne fit entendre un rire douloureux. Rouletabille ne s’y trompa point. Il avait en face de lui un homme jaloux… jaloux à en pleurer, Et c’est tout juste, en effet, si Jean, derrière son rire, parvenait à retenir ses larmes, car c’était un tendre, celui-là… tout le contraire d’Hubert… et sous son apparent snobisme, fleurissait une âme délicate et d’une sensibilité presque maladive. Riche, ayant fréquenté les hautes études politiques par désœuvrement, pratiqué tous les sports pour se plier au goût du jour, passé dans « la carrière » parce qu’un homme de la naissance, de l’éducation et de la grâce de Santierne se doit à lui-même d’avoir été plus ou moins attaché d’ambassade, la véritable personnalité de Jean se révélait quand il abordait la question d’art et surtout la musique, à laquelle il s’était adonné, comme à un délicieux poison.

C’était Mozart et, Beethoven qui avaient fiancé Jean et Odette de Lavardens, mais Santierne n’ignorait pas qu’avant qu’il connût cette charmante fleur de la Camargue, Odette avait reçu, quand elle était encore enfant, d’autres impressions qui, pour être plus rustiques, n’en étaient peut-être pas moins redoutables. C’était Hubert qui avait appris à Odette à monter à cheval. Et quelle amazone il en avait fait !…

— Comprends-moi, disait Jean à Rouletabille : le vieux Lavardens dans ce temps-là, était, lui aussi, féru d’Hubert… Mais quand ce gentilhomme campagnard (je parle d’Hubert), qui n’avait pour toute fortune que son bastidon et son troupeau, demanda qu’on lui réservât la main d’Odette (il y a quatre ans de cela), Lavardens lui répondit : « Fais d’abord fortune et nous reparlerons de tout cela quand Odette aura l’âge !… » Eh bien ! aujourd’hui, Odette a l’âge, Hubert a fait fortune, mais Odette et moi nous nous aimons !… J’avais espéré un duel, mais il paraît qu’on ne se bat plus en duel !… Le lâche a préféré raconter à Odette mon histoire avec Callista… C’est infâme !

— La pauvre petite ! exprima Rouletabille, je la plains, entre Hubert et Callista !

— Odette t’aime beaucoup ! fit Jean en serrant la main de Rouletabille.

— Et moi j’ai une sincère affection pour elle, puisqu’elle sera ta femme !

Ils se turent un instant. Puis Jean dit :

— Écoute : là-bas, moi je fais mon affaire d’Hubert ; toi, tu t’occuperas de Callista !…

— Il vaut mieux que je me charge de tout ! riposta le reporter…

Et comme Jean faisait un mouvement :

— Ah ! je t’en prie !… tu feras exactement tout ce que je te dirai !… Je t’assure que nous n’avons pas un instant à perdre ! et qu’à la moindre fausse manœuvre nous sommes fichus !…

— Tout de même, éclata Jean, ils ne vont pas me l’assassiner !…

— Non ! mais je crains que les événements ne se précipitent !…

Ils se précipitèrent si bien, les événements, que nous ne pouvons mieux faire pour en établir la rapide succession que de recopier, dans toute leur sécheresse, les notes du carnet du reporter prises dans cette nuit tragique.

Carnet de Rouletabille. — « Onze heures quarante. Lyon. Jean agite la question de savoir, s’il ne vaut pas mieux descendre là et brûler le route en auto… Gain de temps aléatoire. Je décide de nous en tenir à ma première idée. Jean devient inquiétant d’impatience et gênant. Deux heures cinquante du matin. Avignon-auto. Jean conduit comme un fou : il va nous casser la figure. J’exige qu’il me cède la place au volant. Quatre heures du matin. Château de Lavardens. Réveillons le jardinier. Tout est calme. M. de Lavardens et sa fille se sont couchés de bonne heure. Quatre heures dix. Je laisse Jean à Lavardens et je lance l’auto sur la route des Saintes-Maries. Quatre heures trente-cinq, coup de feu sur la route. Pneu arrière éclaté. Un homme surgit devant moi, une carabine à la main. Je reconnais Olajaï ! Il est haletant et me regarde avec des yeux de fou : « Que monsieur ne se montre pas en Camargue !… Que monsieur ne quitte pas Lavardens ! » Et il s’enfonce dans les tamaris. En changeant ma roue, je réfléchis à ce que vient de me dire Olajaï. Le conseil est bon ! Je retourne à Lavardens. Six heures. Quelques instants après être rentré au château, je trouve une foule paysanne ameutée autour du cadavre de M. de Lavardens que l’on vient de découvrir au fond de son parc, près d’une porte mitoyenne communiquant avec la propriété d’Hubert. M. de Lavardens a été frappé horriblement à la tempe. Je n’ai pas eu besoin d’examiner longtemps le corps pour être persuadé que l’on n’arrêtera jamais l’assassin…

» Sept heures. On arrête Hubert ! Entretemps, on a découvert que Mlle de Laverdens a été enlevée dans la nuit. Jean est complètement fou. Chère petite Odette, je te sauverai !… »