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Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/145

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sais comment !… Ils seront avertis tout de suite !…

— N’en parlons plus !… Je comprends maintenant !… Tu as raison d’être prudent !…

— Ah ça ! releva Rouletabille, outré, penses-tu que c’est pour moi que je suis prudent ?… Penses-tu que j’aie peur ?…

— Calme-toi, Rouletabille, je n’ai pas dit ça !…

— Mais tu l’as peut-être pensé !… Enfer et mastic !… Tu l’auras, ta démarche !…

Et voici dans quelles conditions Rouletabille s’était présenté au chef de la police de Temesvar… et cela dans son costume traditionnel, qui était comme son uniforme à lui, tout cela pour prouver qu’il n’avait pas peur !…

Au fond, il n’attendait rien de bon de cette démarche, et nous savons maintenant qu’à ce point de vue il avait été servi !… Il n’avait voulu la tenter cependant qu’après l’arrivée des bohémiens et leur installation et après s’être assuré qu’Odette était bien là, avec sa Zina, Andréa et Callista, et toute la bande qui était comme son cortège royal. Maintenant, il ne fallait laisser à personne le temps de les prévenir !… Maintenant il fallait agir vite et la nuit même !… Le lendemain matin, il serait peut-être trop tard : les bohémiens auraient appris ce qui s’était passé chez l’officier de police et auraient pris leurs précautions.

En quittant Temesvar-Pesth (qu’il ne faut pas confondre avec la ville forte de Temesvar, sur la rive droite de la Bega ; Temesvar-Pesth est une vieille petite cité, sur un plateau qui domine le Danube, en vue des Portes de Fer ; c’est près de là que se trouve le défilé qui, traversant les Alpes de Transylvanie, entre la Serbie et la Roumanie, conduit aux premiers contreforts des Balkans, derrière lesquels se trouvent Sever-Turn et le patriarcat de Transbalkanie), en quittant donc Temesvar-Pesth, il lança son cheval au galop à travers la puzta, dans la direction de l’auberge où les trois jeunes gens avaient établi leur quartier général. C’était l’auberge même où, lors de son récent voyage, Hubert s’était arrêté avec le cigain qui arrivait de Sever-Turn et qui lui avait parlé, pour la première fois, de « la Queyra »…

Dans ce moment, Jean donnait un dernier coup d’œil aux deux chevaux qui étaient attachés à la porte de la salle commune… Les trois alliés avaient acheté trois belles petites bêtes sauvages, nerveuses, capables de fournir un long effort, et rapides comme le vent. Ils avaient préféré cela à l’achat d’une auto dans un pays où les routes sont rares, mal entretenues, d’autant qu’ils auraient peut-être à agir dans les Balkans tout proches où ils se seraient trouvés en panne dès le premier obstacle. Enfin, avec cette combinaison, ils pouvaient, selon les minutes du moment, « travailler » ensemble ou se séparer pour se réunir ensuite au mieux des intérêts de tous.

Après avoir constaté que les bêtes avaient leur ration, Jean pénétra dans la salle commune qui était vide. Presque aussitôt, une porte donnant sur un escalier s’ouvrit et un homme entra que Jean ne reconnut pas tout d’abord… et qu’il prit pour un cigain…

De fait, il était à peu près habillé comme Andréa avec des armes à la ceinture et un large pantalon pris dans des bottes… son visage basané s’ornait d’une paire de moustaches noires énormes. C’était Hubert… Celui-ci se mit à rire :