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Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/157

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de battre les œufs dans un petit plat d’étain.) Nous allons faire une jolie dînette !

— Croyez-vous que nous soyons hors de danger ? demanda-t-elle pour dire quelque chose, car elle s’était aperçue que le silence entre eux était encore plus pénible que la conversation…

— Je le crois ! assura-t-il. Nous avons dépisté ces diables de cigains !… Pour plus de sûreté, nous ne voyagerons que la nuit. Demain, nous aurons atteint une ville… Nous prendrons le train et dans deux jours nous serons en France !…

— En France !…

Elle pensait à Jean… mais elle n’osait prononcer son nom… Elle parla de son père…

— Il est très souffrant ! lui dit Hubert… Votre enlèvement l’a comme anéanti… Et puis, nous avions eu la veille une scène terrible… Si j’ai eu tort de vous écrire cette lettre, vous avez eu tort de la lui montrer !… Enfin, quand j’eus appris cet incroyable enlèvement, je me suis empressé d’aller lui demander pardon et je me suis mis à sa disposition. Il se trouvait alors avec M. de Santierne. Il y eut une explication entre nous trois. Au point où en étaient les choses, votre père ne nous cacha plus rien de votre origine…

» — Les cigains l’ont reprise, nous dit-il, parce que c’est une petite princesse bohémienne !… Sa mère était une romanée de Sever-Turn !

— Mon Dieu !… c’était donc vrai !… s’exclama Odette d’une voix sourde… Je suis la fille d’une bohémienne !…

— Pourquoi rougiriez-vous de cette origine ? releva tranquillement Hubert… Votre mère était, paraît-il, d’une grande naissance, et c’est bien ce qui fait votre malheur !… Mais j’ai juré de faire votre bonheur, moi !…

Sur ces derniers mots, il y eut un silence affreusement pesant. Odette entendait son cœur battre dans sa poitrine à coups sourds, précipités…

Hubert reprit :

M. de Santierne n’attendit point la fin de la conversation. Il nous quitta en déclarant qu’un Santierne n’épouserait jamais une bohémienne, une enfant de la route !

Odette s’était appuyée contre la muraille et cachait son visage dans ses mains… elle eût glissé sur le sol si Hubert ne l’avait retenue.

— Il était indigne de vous ! fit-il… Ne l’aviez-vous déjà jugé ?… Odette, moi seul je vous aime… Je vous ai toujours aimée, Odette !…

Elle sanglotait. Elle ne s’apercevait pas qu’elle était dans ses bras, mais lui, brusquement desserrant son étreinte, saisit d’un geste dont il n’était plus le maître cette petite tête adorée, baignée de larmes, et baisa follement ces lèvres entr’ouvertes par le désespoir.

Ce baiser de feu rendit soudain à Odette toutes ses forces… Dans un geste irrésistible, elle rejeta Hubert qui dut s’appuyer au mur pour ne point faire une chute ridicule.

— C’est donc pour cela que vous m’avez sauvée !… lui cracha-t-elle férocement. Vous savez ! j’aime mieux les bohémiens !

C’était une lionne. Il ne la reconnaissait plus. Elle bondit du côté de la porte, mais il y fut avant elle, la prit dans ses poings terribles, la rejeta avec une brutalité sans nom au fond de cette tanière où il l’avait