Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/17

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allé rêveur à la fenêtre, en bourrant sa pipe.

Un merveilleux matin de Provence dorait déjà la campagne (l’auba cargat sa bella rauba pèr saluda lou Dièu dou jour) ; un vent léger apportait la senteur des lavandes et des myrtes mais quoique le reporter fût aussi bien que quiconque propre à goûter les joies simples que verse la nature, Rouletabille, en ce moment, ne voyait pas la campagne ni ne paraissait apte à apprécier les parfums… Sans doute était-il occupé à s’écouter, comme disait Jean, lequel, de plus en plus tranquille, continuait son léger repas, tout en suivant son idée :

« Alari me disait qu’on n’avait pas vu ça depuis la fameuse année où fut sacrée la Reine du Sabbat… »

Sans se retourner, Rouletabille dit de cette voix lointaine qu’il avait quelquefois comme s’il parlait du fond d’une autre pièce, d’une pièce dans laquelle il avait le droit de pénétrer et où il semblait s’être réfugié en y traînant avec lui toute sa pensée prisonnière :

« J’ai fait, il y a quelques semaines, un article à propos du procès des Romanichels, cette curieuse association de voleurs « au rendez-moi », article dans lequel je parlais de la singulière destinée de cette race et je le terminais en annonçant que le peuple de la Route, en effet, n’avait pas perdu toute espérance…

— Et où a-t-il paru cet article ?… Comment se fait-il que je ne l’ai pas lu ?

— Il a paru dans la Revue de la langue d’oc et en provençal : j’avais jugé le sujet opportun !… continua le reporter toujours de sa voix lointaine, de sa voix de l’autre pièce !…

Soudain il se retourna et revint droit à Jean.

— Je disais encore dans cet article que sainte Sarah avait promis à son peuple — et cela paraît-il, en termes formels — ne souris pas !… qu’il retrouverait à une date prochaine son antique prospérité. Je n’ai pas, du reste, à te cacher que je tenais tous ces précieux détails d’Olajaï lui-même.

— Eh bien, mon cher ! c’est pour faire ses dévotions à sainte Sarah que Callista est venue en Camargue !… Nous avons donc eu tort de nous affoler !…

— Mon domestique aussi est venu aux Saintes-Maries pour faire ses dévotions, mon cher Jean, et tu ne m’en vois pas plus tranquille pour cela !… À propos de mon domestique… je viens de le rencontrer !…

— Olajaï ?…

— Oui ! Olajaï ! Il m’a crevé un pneu d’un coup de carabine pour avoir l’occasion de me conseiller de rentrer ici au plus tôt et de ne plus quitter Lavardens !…

— Qu’est-ce que cela veut dire ? s’exclama Jean en se levant de table.

Rouletabille haussa les épaules :

— Eh ! qu’est-ce que cela voudrait dire si cela ne signifiait point que Lavardens est menacé !…

— Menacé de quoi ?… Lavardens n’a rien à faire avec les bohémiens !…

— Non ! mais Callista a peut-être à faire avec les Lavardens, et peut-être Olajaï en sait-il quelque chose !…

— Callista s’était donc entendue avec Olajaï ?

— Je ne crois pas Olajaï animé de mauvaises intentions à mon égard ; cependant, certains points obscurs de sa conduite ne laissent point de m’inquiéter… Je lui ai quelque peu sauvé la vie, là-bas, dans les Balkans… mais s’il n’y a pas entente… il y a peut-être pire !… Il y a une coïncidence qui, de quelque côté que je me retourne, m’effraie…

— Et toi, tu m’épouvantes ! s’écria Jean… Partons ! partons vite !… partons tous ! en laissant loin derrière nous et les bohémiens et Callista !… et Olajaï !… et ce brigand d’Hubert !…

— Partez donc !… et le plus tôt sera le mieux ! fit Rouletabille…

— Et toi ?…

— Moi, je reste !…