Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/16

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pleine de fraîcheur et d’ombre, qui, au sortir de la plaine marécageuse, claire comme un étincelant miroir, surprenait comme une Normandie avec ses sentes gazonneuses, ses plaines de froment, ses arbres feuillus aux troncs puissants et moussus. Là était le toit de la bonne hospitalité. Là, le voyageur, ou le simple guardian qui allait retrouver ses troupeaux, était toujours accueilli par de bonnes paroles et un bon vin de choix « vif comme le pinson ».

Rouletabille vit tout de suite que Jean avait une mine des plus rassurantes. Quant à lui, encore sous le coup du singulier incident de la route, il était loin d’être aussi tranquille que son ami. Il se laissa conduire dans une petite salle où un domestique, le vieil Alari qui servait les Lavardens depuis trente ans, avait dressé un premier déjeuner.

« Nous sommes fous, disait Jean… Tout repose encore dans la maison. J’ai questionné Alari. Hubert fait bien des extravagances et je comprends qu’Odette se soit émue…

— Tout de même, fit entendre Alari quand il eut fini de verser le café, moi, à votre place, monsieur Jean, j’aurais l’œil… Il y a des jours où ce garçon est tau qu’un bregand dans lou fourest (tel qu’un brigand dans la forêt).

Et le vieux domestique quitta la salle en hochant la tête et en répétant :

Tau qu’un bregand dans lou fourest !…

Jean reprit, quand il fut parti :

— Autre chose… Je sais maintenant pourquoi Callista est venue aux Saintes-Maries…

— Parle, mon ami, parle ! faisait Rouletabille qui pensait toujours à Olajaï.

— Mais c’est très simple : tu sais combien Callista, sous ses dehors parisiens, est restée bohémienne avec tous les préjugés et toutes les superstitions de sa race !

— Trop bohémienne !… beaucoup trop, mon cher Jean, pour notre repos à tous…

— Nous ne nous comprenons pas…

— C’est-à-dire que tu ne me comprends pas, ce qui n’est pas la même chose…

— Mais écoute-moi donc, je t’en prie ! Tu t’écoutes toujours, toi, et tu n’écoutes jamais personne !…

— Tu t’imagines cela, Jean !… Mais, moi, pour t’écouter, fit Rouletabille, je n’ai même pas besoin que tu parles !…

— Ah ! tu as bien dit cela ! avec l’assent !… Enfin, tu plaisantes… nos affaires vont mieux…

— Non ! elles ne vont pas mieux !… Alors tu me disais que Callista…

— Est superstitieuse, reprit Jean un peu décontenancé… Tu sais la dévotion qu’elle a pour sainte Sarah…

— Dame ! c’est leur patronne à ces gens-là…

— Oui, mais chez Callista, tu ne sais pas jusqu’où ça allait… elle avait fait incruster une icône dans le bois de son lit et plus d’une fois je l’ai surprise en prière devant cette horrible petite image…

— Après ?

— Après, tu sais que tous les ans le 24 mai, les bohémiens fêtent la sainte Sarah aux Saintes-Maries, dans la crypte de l’église qui a été élevée à l’endroit même où débarquèrent, d’après la légende, les saintes Maries et Lazare et leur suivante Sarah…

— Après ? après ?

— Je t’énerve ?

— Non, tu me fais perdre du temps avec ton cours d’histoire ! Je sais tout cela aussi bien que toi… Où veux-tu en venir ?

— À ceci… Alari vient de me dire que jamais la Camargue, à pareille époque, n’a été aussi infestée de gitanes, de zingaras, de gypsies… Il en est venu de partout, du Nord et du Midi, d’Italie, d’Espagne et de plus loin encore ! Le bruit court dans le pays que le 24 mai, cette année, correspond à une prophétie d’où toute la race attendrait de grandes choses. Cela posé, tu comprendras que pour une fanatique de sainte Sarah, comme Callista…

Mais Rouletabille semblait ne plus l’écouter. Il avait repoussé sa tasse et s’en était