Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/26

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guettais en haut de l’escalier… Elle est allée trouver tout de suite monsieur dans sa chambre… (Parbleu ! grommela Rouletabille.) Et moi, je m’attendais à être appelée… J’étais morte de peur… Mais mademoiselle est rentrée quelques instants plus tard dans sa chambre… et je n’ai plus rien entendu !… Alors je suis montée me coucher… mais je n’ai pas dormi de la nuit…

— Quelle heure était-il ?

— Il pouvait être neuf heures et demie…

— Puisque tu ne dormais pas, n’as-tu rien entendu cette nuit ?

— Si ! avoua Estève en frissonnant, j’ai entendu un cri et j’ai cru reconnaître la voix de mademoiselle !

— Et alors ?…

— Et alors j’ai enfoncé ma tête dans mon oreiller !… Plus tard je me suis dit que j’avais rêvé… Je ne pouvais pas penser que mademoiselle quitterait sa chambre bien sûr !… Tout de même, tout de même si j’étais si troublée ce matin, c’est qu’il se faisait tard et que mademoiselle ne me sonnait pas pour son déjeuner… Alors je suis descendue la chercher, car j’étais au fond pleine de craintes… à cause du cri de la nuit !… Ah ! quand j’ai vu l’écharpe, mon sang s’est glacé dans mes veines et je suis descendue aux cuisines !… Mais j’avais les jambes cassées !… Je n’avais plus de force pour remonter… Enfin je me suis raisonnée et je vous ai revu, et je me suis dit qu’on allait tout savoir ! Ah ! quand j’ai vu la chambre vide !… Comment ai-je eu le courage de ressortir et de vous mentir !… Mais il le fallait bien, n’est-ce pas ?… Je voulais avertir en secret M. de Lavardens !…

M. de Lavardens est mort assassiné à cause de cette lettre, prononça Rouletabille de sa voix la plus lugubre… Sans compter qu’à cette heure Mlle Odette est peut-être morte, elle aussi !

Moun Dieu, tu me fai mouri !

— La plus grande coupable de ces deux crimes, c’est toi ! Souviens-toi, Estève, que di grand crime lou sang seco pa (des grands crimes le sang ne sèche pas !)

Estève le considéra avec des yeux hagards et lui demanda, dans un souffle :

— On va me mettre en prison ?

— Non ! fit Rouletabille, si tu continues à me dire toujours la vérité quand je t’interrogerai… car tu n’as pas fini de dire la vérité !…

— Mais, à messieurs les juges, hoqueta la malheureuse… à messieurs les juges, qu’est-ce que je dirai ?…

— Ah ! à messieurs les juges, tu ne leur diras rien du tout ! car tu penses bien qu’ils te mettraient tout de suite en prison, tu peux en être sûre !… Mais à moi, Estève, à moi qui ne te ferai pas mettre en prison… si tu me dis la vérité… tu vas me dire… tu vas me dire…

Et il s’était penché sur elle, la brûlant de son regard :

— Tu vas me dire d’où vient ce bijou-là !…

En même temps, il lui faisait danser devant les yeux un singulier joyau que sa main était allée chercher dans le tiroir entrouvert d’un chiffonnier où on l’avait jeté là, parmi les rubans et les sachets… Son attention toujours en éveil, même quand il paraissait entièrement pris par un interrogatoire aussi serré que celui qu’il faisait subir à cette femme de chambre, avait été attirée par le romantisme bizarre d’une ferronnière orientale qui représentait le signal fatal des Romané, le croissant et la croix en forme de poignard qu’il avait vus un certain soir à certain anneau d’esclavage…

— Oui, d’où vient-il ? répéta-t-il en agitant le collier qui, trouvé dans la chambre d’Odette, venait corroborer tous ses soupçons et confirmait si bien son enquête qu’il pouvait maintenant sûrement se dire : « Callista a passé par là !… »

— C’est un cadeau que l’on a fait à Mlle Odette ! répondit Estève…

— Et qui a fait ce cadeau à Mlle Odette ?

Monsieur Hubert !…

Rouletabille sursauta. Il n’avait pu cacher l’effarement où le jetait cette réponse.

À cette même date, nous trouvons les lignes suivantes sur son carnet : « Estève ne m’a pas menti !… Elle ne peut plus me mentir… Mais sa réponse touchant Hubert jette tout mon échafaudage par terre… Je n’y comprends plus rien… à moins que… à moins que… Mais alors, où allons-nous ? Attention à la Pieuvre !… »