Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/29

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pez-vous d’abord d’Odette !… Où le misérable l’a-t-il conduite ?… Voilà ce qui presse !…

L’homme tourna vers Jean un regard fulgurant de haine :

— Je ne sais pas où elle est ! déclara-t-il d’une voix rauque, mais où qu’elle soit je suis heureux qu’elle ne soit pas près de toi !… et si je dois être condamné pour un crime que je n’ai pas commis, puisse-t-on ne la retrouver jamais !…

Une telle invective était bien dans le caractère d’Hubert, tel que Jean l’avait défini dans toute sa rudesse sauvage en deux phrases qui en faisaient moralement et physiquement le type même du guardian, ne prenant plaisir qu’à son cheval, armé de son trident, galopant derrière les troupeaux, ou, quand venaient les jours de fête, héros de la ferrade… Les Lauriac, gentilshommes ruinés, étaient venus se réfugier depuis longtemps en Camargue où ils avaient vécu de l’élevage des chevaux et des taureaux, qui fournissaient chaque dimanche, jusqu’aux confins du Languedoc, les courses provençales. Le père d’Hubert avait fini par amasser un petit bien et s’était retiré non loin d’Arles, à Lavardens, dans lou Cabanou, comme disait le vieil Alari, laissant à son fils la direction du « mas » qui dressait tout là-bas à l’extrémité des terres et des marécages, ses murs blancs que l’on apercevait de très loin comme une image irréelle, comme un trompeur mirage dans la transparence de l’air et des eaux…

Les Lauriac et les Lavardens avaient alors voisiné : le châtelain était grand chasseur et grand pêcheur et il avait pris tout de suite en amitié le jeune Hubert, qui venait toujours le chercher quand se présentait une bonne occasion…

La petite Odette, élevée assez librement (Mme de Lavardens étant morte quand son enfant était encore en bas âge) avait, elle aussi, subi l’influence rustique de ce grand garçon qui lui avait donné ses premières leçons de cheval ; le dimanche, dans la saison des courses, elle applaudissait avec frénésie quand Hubert, ses poings terribles aux cornes du taureau, retournait la bête, et, d’un effort surhumain, lui faisait mordre la poussière…

Or, Hubert s’était mis tout de suite à adorer cette petite. Il n’y avait rien de semblable à Odette en Camargue… O ! n’ero qu’uno enfant, e n’ero que mai bello ! (ce n’était qu’une enfant, mais elle n’en était que plus belle). Elle paraissait d’une fragilité extrême et il n’y en avait pas de plus intrépide. Cette contradiction se répétait partout chez elle et dans ses façons d’être. Tantôt elle avait la hauteur et la fierté d’une petite reine, tantôt elle était familière et ne semblait se plaire qu’avec les petites paysannes dont elle dirigeait les jeux… Elle était blonde comme le froment avec des yeux couleur de mer que l’on ne connaissait qu’à elle dans le pays, sans compter que ses paupières, quand elle souriait ou « clignait », s’étiraient singulièrement et lui donnaient tout à coup un air de poupée d’Orient… Mai l’enfant venié fiho, e chasque an, chasque jour, la fasié pu grando e pu gento… (Mais l’enfant devenait jeune fille, et chaque an, chaque journée la faisait plus grande et plus gentille). Hubert n’y tint plus et, comme son père venait de mourir, il demanda carrément à M. de Lavardens la main de sa fille…