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slave… Rouletabille en reconnaissait certaines lettres… Il en avait vues de pareilles lors de son dernier voyage dans les Balkans, mais il était incapable de lire des mots entiers ni surtout d’en saisir le sens…

Tout de même ce livre l’intéressait fort… Il devait être d’une grande valeur… Pourquoi l’avait-on mutilé ?… et pourquoi en avait-on abîmé ainsi la couverture qui présentait à l’œil et au toucher de véritables trous !…

Tout à l’heure, à première vue, Rouletabille avait mis toutes ces mutilations sur le compte du temps, et maintenant, en examinant l’ouvrage de plus près, il s’apercevait qu’elles étaient relativement récentes…

Le jeune homme mit le couteau-poignard dans sa poche, une petite fiche de papier à l’endroit où le livre s’était ouvert, puis il le referma et considéra la reliure sous toutes ces faces… Il en tira rapidement cette conclusion qu’elle avait dû être incrustée de pierres d’un certain prix… car ce livre était riche… Il était, à l’intérieur, orné d’enluminures magnifiques, de culs-de-lampe d’un dessin assez barbare, mais du plus séduisant effet, le tout fort apprécié de collectionneurs. C’était certainement quelque livre rituel, appartenant à une religion qui restait à déterminer.

Soudain, comme son attention avait été attirée par la forme d’une dépression de la couverture qui avait dû certainement soutenir et enserrer la ferrure du milieu, Rouletabille fouilla fébrilement dans la poche intérieure de son veston et en tira le bijou qu’il avait trouvé chez Odette et qu’il avait jugé utile de s’approprier.

Ce bijou, ou plutôt le motif central de ce pendentif, s’adaptait exactement aux traces de la ferrure sur le bouquin !…

Le signe fatal, la croix et le croissant, le signe sacré des bohémiens fermait autrefois le Livre !…

« Ouf ! souffla Rouletabille… il se pourrait fort bien que ma petite promenade chez ce cher M. de Lauriac n’ait pas été tout à fait inutile !… »

Cinq minutes plus tard, il avait quitté Lou Cabanou sans avoir éveillé Pandore…

À Arles, M. le conservateur de la bibliothèque municipale venait à peine d’arriver et n’avait pas encore eu le temps de sortir ses bésicles de leur étui qu’il voyait venir à lui en coup de vent un jeune homme fort essoufflé portant une imposante serviette sous le bras, d’où il tirait sans mot dire un des plus vieux exemplaires de la bibliographie orthodoxe qui fût jamais passé sous le nez de cet honorable fonctionnaire.

— Monsieur le conservateur, lui dit le jeune homme, voici un petit objet que je désire soumettre à votre haute appréciation. Comme nul n’ignore votre inégalable compétence en tout ce qui concerne plus spécialement les langues orientales…

— Je les lis toutes ! interrompit modestement M. le conservateur, et j’en parle quelques-unes…

— Eh bien, voilà qui tombe on ne peut mieux ! Vous allez me dire ce que vous pensez de « mon petit agenda » !

M. le conservateur ne daigna même point sourire. Il était déjà en extase.

Ses yeux grands ouverts derrière ses grosses lunettes, la course tremblante de ses bons gros doigts sur le précieux ouvrage, tout attestait chez lui son enthousiasme qui, pour être concentré, n’en était pas moins immense…

— C’est beau, hein ?… fit Rouletabille…

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