Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/56

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Le reporter pouvait parler, M. le conservateur n’avait plus d’oreilles… Toute sa vie s’était réfugiée dans le regard et le toucher…

— Eh bien, je vous écoute ! cria le reporter…

M. le conservateur lisait. Il avait commencé à la première page et il venait seulement d’entamer la seconde… Et il ne paraissait pas disposé à en sauter une ligne…

Rouletabille s’assit, décidé à montrer, quoi qu’il lui en coûtât, de la patience et de la bonne volonté… Il savait que les savants ont leurs petites manies et n’aiment point surtout être bousculés…

Il attendrait, puisqu’il fallait attendre !… D’autant que certains de ces messieurs, sous leurs dehors d’enfantine naïveté, cachent quelquefois une malice diabolique et s’amusent, autant qu’ils le peuvent, sans en avoir l’air, de la tête des gens…

Cependant, M. le conservateur, après avoir lu la deuxième page, commença la troisième… Alors Rouletabille se leva le plus tranquillement du monde, s’approcha doucement de M. le conservateur, sortit son énorme oignon de la poche de son gilet et le lui glissa sur la troisième page, à toucher le nez de M. le conservateur.

Le fonctionnaire considéra un instant ce cadran comme une bête monstrueuse d’une espèce tout à fait inconnue, puis releva la tête et fixa sur le jeune homme un regard de sombre étonnement et d’inquiète interrogation. Ce regard semblait dire : « Que me veut ce malotru ? », ou encore : « Qui a permis à ce monsieur d’entrer ici sans frapper ? »

Rouletabille envoya à l’adresse du savant son sourire le plus agréable :

— Je voulais vous prévenir, monsieur, que ce livre a quatre cents pages, et je vous montrais ma montre pour vous rappeler qu’il est neuf heures et demie du matin. À quelle heure, monsieur, comptez-vous avoir fini votre lecture ? J’ai quelques petites courses en ville, quand dois-je revenir ?…

— Dans huit jours, monsieur !… revenez dans huit jours !… Ce livre est une merveille, monsieur !… Je veux le lire et le relire ! Si j’étais assez riche pour vous l’acheter, vous ne le reverriez pas !…

— Et moi, monsieur, s’il m’appartenait, je vous en ferais cadeau !

— Pour cette bonne parole, monsieur, que désirez-vous de moi ?

— C’est un livre romané, n’est-ce pas ?

— Je vois que vous vous y connaissez, jeune homme, vous êtes sans doute « de la partie » ?

— Non monsieur, répondit Rouletabille qui, pour rien au monde, n’eût avoué sa qualité de journaliste à un fonctionnaire, sachant que tous les fonctionnaires détestent par définition tous les journalistes ; non monsieur, mais j’ai beaucoup voyagé et je disais à mon ami à qui j’ai emprunté ce livre : je puis me tromper, mais il me semble bien que ce livre est un livre romané !…

— Et qu’a dit votre ami ?

— Il m’a dit de venir vous trouver, monsieur !…

— Et il a bien fait, monsieur !… Oui, monsieur, ce livre est très ancien et il est écrit dans la langue traditionnelle des gitans… Mais voyez ce que l’on y trouve dès qu’on l’a ouvert… Je lis sur la couverture cette phrase curieuse…