Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/64

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fini de crier, il se taira !… Il ne pense tout de même pas me faire condamner aux travaux forcés à perpétuité !…

— Oh ! monsieur Rouletabille, ne croyez pas que vous allez vous en tirer comme ça !… C’est grave de soustraire un uniforme de gendarme !…

— Sachez, mon ami, qu’il n’y a rien de grave dans la vie, fit Rouletabille philosophe… rien de grave dans la vie… que la mort ! Et encore nous ne sommes plus là pour nous en apercevoir…

En devisant de la sorte, la petite troupe était arrivée au bureau de M. Crousillat, qui était, comme l’avait prévu le reporter, une fraîche terrasse de café où ces messieurs du parquet se répandaient en propos injurieux sur le compte de la presse en général et de Rouletabille en particulier quand ce dernier parut, encadré comme l’on sait…

— Le voilà ! aboya le petit Bartholasse en laissant envoler tous ses papiers qu’il avait étalés devant lui sur un guéridon de zinc…

— Ah ! vous voilà, vous ! glapit M. Crousillat après avoir toutefois pris le temps de vider le demi qu’on venait de lui apporter…

— Mon Dieu, oui !… Coucou, le voilà ! fit Rouletabille avec un modeste sourire… Comment ça va, ce matin, monsieur Crousillat ? Et vous, monsieur Bartholasse ?… Ce cher monsieur Bartholasse ! Je vois à sa mine qu’il a eu tort de dîner encore hier soir au champagne !…

Le greffier eut comme un accès d’épilepsie… Haut comme une botte, il se dressa sur la pointe des pieds pour mettre son poing sous le nez du reporter, en lui prédisant la plus sinistre fin…

— Avez-vous prévenu Deibler ? demanda tranquillement Rouletabille…

À ce moment, on entendit des cris forcenés et l’on vit apparaître à la fenêtre du bistro un homme en bras de chemise qui écumait littéralement !…

— Ah ! voilà ce bon la Finette !… Il ne manquait plus que lui à cette petite fête… Mais oui ! mais oui ! Je comprends très bien que vous ne soyez pas content ! et je vous présente toutes mes excuses, monsieur la Finette !… Du reste, je serais mal venu de ne pas avouer mes torts !… Ce que j’ai fait est très mal et je vous promets, monsieur le juge d’instruction, de ne plus recommencer jamais !… je ne suis pas têtu, moi !… Mais oui, j’ai été un peu loin… c’est le métier qui veut cela !…

— Savez-vous où il vous conduira votre métier ? commença M. Crousillat en faisant taire d’un geste terrible tout le monde.

— Oui, monsieur le juge !… À vous empêcher de faire une bêtise !…

— Monsieur !

— Monsieur, je vous demande pardon… je n’ai certes pas voulu vous manquer de respect ! Je voulais dire que mon métier, dont vous avez une si mauvaise opinion, pourrait bien vous empêcher de commettre une erreur… et quand il s’agit de la tête d’un homme, n’est-ce pas, cela vaut bien, en échange, que l’on excuse ce pauvre Rouletabille d’avoir joué un bien vilain tour à ce brave M. la Finette !…

— Oh ! monsieur, vous ne m’attendrirez pas ! et je vous dis, moi, que votre métier va vous mener en prison d’abord, en correctionnelle ensuite !

— Bon ! fit tranquillement le reporter, je vois que c’est une idée fixe, je n’insiste pas ! Garçon ! un bock !

Et il s’assit.

— Il est à tuer ! fit la voix de crécelle de M. Bartholasse.

— Vous, mon ami, déclara Rouletabille en le regardant de son air le plus glacé… Il faudra soigner ça !… Vous avez tout de l’assassin !… Quant à vous, monsieur Crousillat, qui êtes le plus raisonnable ici, car enfin, avec les poings dont la généreuse nature vous a doué, si vous aviez au cœur le quart de la rage qui étouffe M. Bartholasse, vous auriez pu saluer mon arrivée d’une chiquenaude, et il ne serait plus question de rien que de mon épitaphe ; mais généralement les hommes forts sont bons !… C’est donc pour vous que je veux raconter cette petite histoire…

» Notre métier, s’il est utile, comme je me fais fort de vous le démontrer avant que Phœbus ait achevé sa carrière, n’est pas toujours rigolo ; aussi autant que possible, quand l’occasion s’en présente, nous essayons de le rendre drôle !… Il est drôle, par exemple, quand un assassinat a été commis dans une maison et que la concier-