Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/68

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sans que le jeune homme s’en préoccupât davantage ; il avançait toujours… un grand silence l’entourait et cette solitude, tout de même, commençait à l’impressionner, quand, soudain, devant lui, les roseaux s’écartèrent… et il vit sortir de derrière ce rideau une autre figure de bohémienne qu’il ne reconnut pas tout d’abord… Alors la femme fit encore quelques pas, lui planta dans les yeux son regard de flamme :

— Callista ! fit-il en reculant instinctivement… Toi ! dans ce costume !…

— Oui ! c’est moi !… fit l’autre en le bravant. Pourquoi t’étonnes-tu ? Ne suis-je pas une Romanée ? Si je l’avais oublié, n’as-tu pas tout fait pour m’en faire souvenir ?… Tu m’avais prise sur la route, j’y retourne, puisque tu m’y rejettes !… Seulement, avant de partir, j’ai voulu te revoir une dernière fois, mon amour !

Et elle éclata d’un rire sauvage…

Jean avait en face de lui quelque chose qu’il ne connaissait pas, qu’il n’avait jamais soupçonné…

Cette Callista avait toujours été avec lui ou nonchalante ou tendre ou simplement boudeuse, ou de temps à autre, naïvement orgueilleuse, comme une enfant superbement gâtée… Et maintenant il avait devant lui la haine ! Ah ! il n’eut pas besoin de la regarder deux fois pour comprendre que tous ses malheurs venaient d’elle !… Et son cœur à lui aussi se remplit d’un sentiment farouche. Il lui saisit brutalement le poignet, à la faire crier : « Odette !… qu’as-tu fait d’Odette ? »

Elle se tordait sous son étreinte, mais continuait son rire effroyable… Elle répéta :

— Odette !… Qu’est-ce que c’est que ça, Odette ?… Qui est-ce qui a vu Odette ?… Monsieur cherche Odette !

Plus que des injures, cette raillerie féroce déchaîna la fureur de Jean qui se prit à secouer cette femme à la briser. Alors, elle s’écria, écumante :

— Eh bien oui ! c’est vrai ! Ton Odette c’est moi qui te l’ai prise !… et tu ne la reverras jamais !… jamais ! jamais ! jamais !

À chacun de ces affreux jamais qui étaient pour lui comme autant de coups de poignard, Jean ne répondait plus, frappait comme une brute cette femme qu’il avait tenue dans ses bras et qu’il aurait voulu voir morte pour ne plus l’entendre !… mais, à chacun de ses coups, l’autre semblait reprendre des forces pour le faire souffrir davantage et ainsi se déchiraient-ils tous les deux quand, tout à coup, Jean chancela, glissa sur les genoux ; il lui parut que quelque animal féroce, quelque chose comme un lion, lui était tombé sur les épaules, car en même temps qu’il s’effondrait sous cette ruée, une sorte de rugissement avait éclaté derrière lui…

Et Callista maintenant se taisait, pendant que Jean et Andréa, liés d’une étreinte forcenée, semblaient avoir juré de mourir étouffés dans les bras l’un de l’autre…

Dans leurs soubresauts, ils s’étaient rapprochés du miroir d’eau que l’on voyait briller entre les hautes tiges des roseaux… Les deux corps y roulaient dans l’espoir qui animait chacun d’eux d’y faire glisser l’autre.

Callista, haletante, était penchée sur eux. Jean, finalement, avait le dessous… Callista poussa un cri au moment où il allait être précipité, et l’on n’eût pu dire si c’était un cri de triomphe ou de douleur…

Mais alors que tout semblait devoir se terminer par le dénouement le plus tragique, la scène changea de face… Un nouveau personnage bondissait dans l’arène… C’était Rouletabille… Il fit entendre un sifflement aigu et aussitôt toute une petite troupe de gendarmes surgissait et, se jetant sur Andréa et Callista, les faisait prisonniers…

La surprise des deux bohémiens était telle qu’ils se laissèrent mettre les menottes sans protestation.

— Eh bien, fit Rouletabille à Jean… je crois qu’il était temps que j’arrive, hein ?…

— Toi, tu arrives toujours au bon moment ! répondit Jean à Rouletabille en l’embrassant.