Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/67

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ces paroles, surtout après ce que tu m’avais dit…

» — Mais certainement, lui fis-je, j’en serais très heureux… »

» Elle regarda encore autour d’elle :

» — Surtout ne dites jamais que vous m’avez vue, car ils me tueraient !

» Je la rassurai.

» — Eh bien, me jeta-t-elle tout bas… quelqu’un peut vous renseigner !… Allez…

» Allez à sept heures, interrompit Rouletabille, allez à sept heures au plan des Roseaux !…

— Comment ! s’exclama Jean médusé, tu le sais ?

— Ne dois-je pas tout savoir ?…

— Et elle s’est éloignée en me recommandant d’y aller tout seul, faute de quoi je ne rencontrerais personne !…

— Je le pense bien !…

— Puisque tu savais que l’on me fixait ce rendez-vous, tu étais venu pour aller avec moi ?

— Jamais de la vie !… Je ne veux pas te faire rater ton rendez-vous, moi !… Tu dois y aller tout seul ! Vas-y tout seul !…

— Et tu n’as pas d’autres recommandations à me faire ?

— Aucune ! Ah ! si ! je te recommande de ne pas perdre un mot de ce qu’on te dira !… Adieu, Jean, et bonne chance !…

Jean regardait sa montre :

— J’y vais ! fit-il… Ça n’est pas tout près, le plan des Roseaux… et je veux y aller à pied pour n’éveiller l’attention de personne !

— Eh bien va ! et bonne chance !… Pendant que tu seras là-bas, je ne perdrai pas mon temps ici, je te le promets !…

— Je te retrouve au Viei Castou Nou ?

— Mais va donc, bavard !… Tu n’es pas curieux de savoir où est Odette ?…

Jean le quitta aussitôt. Rouletabille prit un chemin opposé. Il paraissait très préoccupé quand, en passant devant un café de Lavardens, son attention fut attirée par un bruit de voix… celles du juge d’instruction et de son greffier qui étaient chez le bistro. Le reporter avança encore la tête et dans le fond de l’établissement, sous une tonnelle, il aperçut les gendarmes attablés devant une bouteille et parmi eux, la Finette leur racontait comment cette canaglia de journaliste lui avait fait rapporter sa tunique et son képi avec tous ses remerciements ! Eh bien ! la prochaine fois qu’il mé tombé sous la main, vous verrez moi si je lé remerciementeré !…

Rouletabille vit encore ici… la bicyclette de M. Crousillat appuyée contre le trottoir… Cette découverte sembla tout à fait déterminer son action… Il se rapprocha de la bécane, l’enjamba et, sans se cacher, dans le moment même que M. Crousillat sortait du café pour venir s’asseoir sur la terrasse, il se mit à pédaler, pédaler…

— Ma bicyclette ! hurla le juge… Ah !… cette fois, il esagère !…

Et il appela les gendarmes qui, eux aussi, avaient leurs bicyclettes et se mirent à la poursuite de Rouletabille en poussant des clameurs de forcenés. Quant au reporter, il s’était retourné et leur faisait des petits signes d’amitié, s’amusant à ralentir son allure quand il avait trop d’avance… bref, semblait prendre un plaisir extrême à voir se dérouler derrière lui ce cortège peu banal de gendarmes glapissant et gesticulant comme des fous. Naturellement, le plus excité de tous était la Finette qui criait :

— Té ! cette fois ! Il ne m’échappera pas !

Rouletabille lui envoyait des baisers…

À sept heures tapant, Jean pénétrait dans le plan des Roseaux. C’était un de ces terrains — si l’on peut donner le nom de terrain à un sol trop souvent mouvant et qui au moment où vous vous y attendez le moins, se dérobe sous le pied – situés entre le fleuve et les digues et qui sont d’autant plus dangereux en cette saison qu’ils verdissent comme une honnête prairie et attirent par leur fraîcheur… Le plan était comme entouré par un cercle de très hauts roseaux dont le pied plongeait dans les marécages…

L’endroit n’était pas pour faire peur à Jean qui connaissait la Camargue dans toute sa grâce et dans toute sa traîtrise. Du reste, la pensée du jeune homme tenait toute dans cette phrase « avoir des nouvelles d’Odette !… »

La première chose qu’il aperçut fut la petite bohémienne qui, après lui avoir adressé un signe de tête amical, disparut