Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/70

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— Faites entrer !… s’écria sur un ton terrible M. Crousillat.

— C’est que M. Rouletabille n’est pas seul !…

Sur ces entrefaites, Rouletabille fit son apparition.

— Ah ! vous voilà, vous !…

— Oui, monsieur le juge d’instruction, nous voilà !… Je suis bien content de vous rencontrer ici !… comme je sais que c’est l’heure de votre dîner…

— Assez de bonimins ! (Dans sa fureur, M. Crousillat non seulement se servait des mots de M. Bartholasse, mais encore les prononçait avec son assin). Je vais vous apprendre ce qu’il en coûte de se moquer de la justice !…

— Moi ! interrompit Rouletabille de son air le plus candide, je me suis moqué de la justice !…

— De qui donc vous moquiez-vous, monsieur, en me prenant sous le nez ma bicyclette ?…

— Pas de la justice, assurément, car je n’ai emprunté cette bicyclette que pour la servir !…

— Eh bien ! qu’est-ce que je vous avais dit ? s’exclama M. Bartholasse, le revoilà bien avec tous ses bonimins ! Écoutez-le ! mais écoutez-le donc !

— Oui, écoutez-moi !… acquiesça Rouletabille… je vous remercie, monsieur Bartholasse, c’est la première fois que vous dites quelque chose de sensé de la journée !…

— Tenez ! j’aime mieux m’en aller ! déclara celui-ci, car je sens qué jé férai ouné malheur !…

— Laissons cet homme aller prendre sa camomille ! décréta le reporter en se détournant du greffier, mais vous, monsieur Crousillat, vous savez ce que je vous avais promis pour votre dîner ?… L’arrestation des coupables !… Eh bien, ne vous dérangez pas !… Monsieur le juge d’instruction est servi !

Et d’un geste large que lui eût envié un maître d’hôtel du grand siècle, il montrait à M. Crousillat le petit régal qu’il lui avait préparé : Andréa et Callista flanqués de deux gendarmes, dans l’encadrement de la porte que Rouletabille venait d’ouvrir…

Les deux bohémiens, poussés par la Finette, s’avancèrent.

Andréa avait croisé les bras et considérait les personnages qui l’entouraient avec une indifférence tout à fait méprisante… C’était un fier gars. En franchissant le seuil du cabinet, il avait craché cette phrase au visage de Rouletabille : « Quai té fagué, fau l’estoufer ! » (Il faut étouffer qui t’a conçu)… et depuis, il semblait n’attacher aucune importance à ce qui se passait autour de lui. Les épaules à peine couvertes d’un lambeau de chemise qui laissait voir sa poitrine demi-nue, il était beau comme un dieu de bronze.

Quant à Callista, elle s’était assise sans qu’on l’y invitât sur la première chaise à sa portée et se regardait les ongles qui, depuis Paris, avaient perdu un peu de leur lustre.

— Vous cherchiez ceux qui ont enlevé Mlle de Lavardens, prononça Rouletabille, les voilà !…

— Mossieu le juge !… intervint la Finette… ils ne disent pas lé contraire ! Illés ont avoué devant nous !… Les misérables !… Illés s’en vantent !… Ah ! par exemple ! il faut vous dire, entre nous, qué lé petité qué voilà (il montrait Rouletabille) a bien mené l’expéditionne !…

M. Crousillat regardait tour à tour les prisonniers, le reporter et la Finette… L’émotion lui coupait la parole. La Finette insista :

— Cet oun beau coup dé filé, hein ?

— Mais, saprelotte ! finit par éclater M. Crousillat en tapant de sa large main sur l’épaule de Rouletabille… pourquoi, puisque vous alliez faire ce beau coup-là ne me l’avoir pas dit ?… Cela aurait été beaucoup plus simple que de me vo… de… de m’emprunter ma bicyclette !… Je vous aurais donné tous les gendarmes dont vous aviez besoin !…

— Non ! monsieur le juge, vous ne me les eussiez pas donnés ! Ce cher monsieur