Page:Les œuvres libres - volume 1, 1921.djvu/155

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— Cela t’intéresse ? fit presque brutalement Philomoros : toi, Cléophon, tout adonné aux plus étranges plaisirs, et qui, dans la jouissance de ces plaisirs, sans espoir de postérité, vis pour toi, rien que pour toi ? Tu te dis qu’après les avoir épuisés il serait agréable, toute une vie sans fin, de t’en procurer d’autres — et pour toi encore, rien que pour toi ?…

« Car il est là le formidable, l’écrasant péril pour l’Empire, et cette civilisation que les Hellènes et les Romains eurent tant de peine à dresser contre la laideur et la barbarie, il est là ! Ô vous, Théoctène et Myrrhine, qui n’êtes pas chrétiens, qui ne savez ce que c’est que les chrétiens, et pourtant leur avez ouvert la voie, vous ignorez quel mal vous avez fait ! L’homme n’avait pas le droit, aux nobles jours de la Cité antique, de penser à lui et au salut de cette âme qui d’ailleurs l’inquiétait si peu : un citoyen, c’était le serviteur de la cité et du dieu de la cité. À elle, à lui, il se dévouait tout entier, il leur devait un service quotidien, et jusqu’à sa vie. Il s’absorbait en eux. Telle fut la fière morale, la seule juste et la seule belle, qui nous a valu, à nous les peuples confondus de Grèce et d’Italie, la domination sur les Barbares.

« Mais ils se sont vengés. Ils nous ont apporté cette religion et cette morale égoïstes : « Homme, ne pense qu’à toi, qu’à ce qui est immortel en toi. Pour toi, que peut être l’existence terrestre, que peut valoir la cité, en comparaison d’éternelles félicités ou d’éternelles douleurs ? Vis donc comme si la terre et la cité n’étaient point !… » Si cette doctrine triomphe, l’Empire qui a remplacé la cité, et avec lui tout ce qui fait la joie, la beauté, la valeur de l’existence, sont à jamais anéantis…

— Mais, fit Myrrhine tout à coup, comment ne pas s’occuper de cette âme immortelle, alors