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sistante et déformée de son corps réel, de même les joies des sens ne sont que le reflet illusoire, affaibli, des extases de l’âme immortelle. Efforce-toi de concevoir ce que sera pour toi l’amour d’un Dieu éternel, qui est toute beauté, toute puissance, qui tient le monde entier dans sa main, comme l’ami dont tu parles eut pu tenir un caillou, et que ce Dieu daigne descendre en toi, pour t’emplir de sa présence.

Elle secoua la tête :

— Comme ce serait peu de choses ! Tu crois à l’immortalité des âmes. Crois-tu aussi qu’elles se puissent réincarner ? il en est qui me l’ont dit ; parfois je m’en persuade. Alors je pense qu’il y a longtemps, très longtemps, une femme a aimé un homme comme j’aime celui-là. Peut-être était-ce une prostituée telle que je le fus. Peut-être, au contraire, une de celles que vous appelez vertueuses, parce qu’elles furent étourdies des illusions que tu me veux faire prendre pour la réalité. Et elle avait souhaité se donner à cet homme ; mais elle n’en a pas eu le courage ; elle s’est laissé tromper comme tu me voudrais tromper, et maintenant son âme brûle de tout le regret, de tout le remords, de toute la faim, de toute la soif de cet amour inassouvi ; elle l’a voulu satisfaire par moi, à travers moi. J’aimais, je me donnais, pour elle et pour moi. J’aime pour toutes les femmes qui ont eu peur d’aimer.

— Ce sont là, répondait Onésime, des imaginations démoniaques…

— De quel côté se tient le démon du mensonge ? Est-il en toi, ou en moi ? On en pourra discuter durant des milliers d’années, comme de tous les rêves. Mais ce n’est pas un rêve que la vie des humains. Elle n’a qu’une loi, à laquelle se soumettre est un plaisir ; elle est faite pour être vécue. On vit, on aime, on sent se détacher de soi des rameaux qui perpétuent la vie ; et en