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peu peuplé où on ne compte qu’un habitant au kilomètre carré. Tandis que les propriétaires des estancias s’occupent de favoriser la multiplication de leurs troupeaux, dans les villes les épouses s’emploient à augmenter le nombre des citoyens.

Et ces femmes, mes amis, qui portent dans leurs flancs l’avenir de leur pays, sont saines et prolifiques, elles ont la vigueur et la santé des peuples jeunes. Comme leur richesse les pousse à se soumettre aux caprices de la mode, elles n’hésitent pas à supporter les tortures de la faim pour conserver une extrême sveltesse : « Il ne faut pas perdre la ligne ». Mais malgré toute leur élégante maigreur, leur dessèchement distingué, elles n’arrivent pas à masquer la solidité de l’armature interne, la noble vigueur de leurs ancêtres, les centaures de la Pampa. Elles sont si maigres qu’elles paraissent sorties d’une ville assiégée ou d’un transatlantique dont les passagers ont dû être mis à la demi-ration après avaries en haute mer. Que la mode leur permette de manger et vous les verrez renaître superbement, tel le blé qui surgit dans la plaine argentine après les longues pluies.

Je disais donc, messieurs, que le docteur Pedraza aimait et admirait sa femme tout à la fois. Il n’avait jamais opposé un refus aux demandes de doña Zoila qui ne connaissait cependant ni bornes ni scrupules lorsqu’elle engageait des dépenses pour soutenir ce qu’elle appelait « le prestige de la famille ». Ils habitaient une maison neuve, vaste et élégante, près du parc de Palermo : invariablement ils retenaient une des meilleures loges du théâtre Colon pendant la saison d’opéra et d’autres loges dans divers théâtres. Les fêtes sont rares dans la société de Buenos-Ayres et les gens du « grand monde » se voient et se parlent pendant les entr’actes, les