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enfoncé et perdu dans la solitude palustre. Un murmure de fête heureuse ne s’en est jamais évanoui tout à fait.

Était-ce que mon père voulût me le transmettre comme un hôte fidèle et un fils adoptif pieux, était-ce seulement qu’il suivît sa nature, sa chanson ne s’arrêtait pas. Le sacré, le profane, tout ce qui se module à l’église ou à l’opéra, français, latin, provençal, ou méli-mélo des trois langues, il sait tout, n’oublie rien, et, du même esprit libéral qui donne aux pauvres et qui rend service aux passants, il confie ce mouvement d’une âme sonore à l’oreille de son enfant émerveillé. De vieux sang provençal, noueux comme nos chênes, sensible et ondoyant comme nos tamaris, l’antiquité l’eût reconnu pour un véritable Ligure, peuple si musicien qu’on avait donné son nom à la Muse. Que de petits et de grands airs, rencontrés par la suite, m’ont fait penser à lui qui me les chanta le premier ! Le temps lui a manqué pour entreprendre l’éducation qu’il rêvait et la pousser méthodiquement dans toutes ses voies, mais je conserve l’enchantement et le charme confus de son rythme incarné qui m’appelait et m’attirait vers les hauteurs mystérieuses qu’il me faudrait atteindre au fur et à mesure que je grandirais.

Cette impression ne faisait qu’un avec l’ample douceur de la tendre lumière dont je me sentis enveloppé aussi longtemps qu’il fut là, c’est-à-dire pendant mes six premières années. Tout ce que l’on m’a dit de la vigueur de son esprit, tout ce que me redisent de la gravité latine de son visage quatre ou cinq portraits conservés n’y pourra vraiment rien, et non pas même mon souvenir direct de ce que j’appelai sa « figure du bureau », car cette image un peu durcie ne me revient que chargée, éclairée d’un sourire et d’une cadence dont la forme s’accorde avec celle qui a flotté tout au fond des pensées de mon jeune frère, orphelin au berceau, qui ne manquait pas de répondre à qui lui demandait ce qu’il se