Page:Les œuvres libres - volume 42, 1924.djvu/15

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rappelait de son pauvre père : « Il me chantait et il me dansait ».

Dans le grand deuil, les voix de la maison ne se taisent pas. Dès la belle saison que nous passons à Roquevaire, je retrouve mon vieux Marius, emballeur de son état et notre fermier à ses heures. Il me mène partout. Je ne le quitte pas. Nous suivons dans les champs les jeunes cueilleuses de câpres qui amassent leurs dots en récoltant le bouton vert. Nous dansons pieds nus dans la cuve où les vendangeurs apportent leurs grappes de toute couleur. Après les festins de moissons où ma mère m’envoie pour répondre aux invitations des voisins, quand, sur l’aire odorante, j’ai fini de conter mon histoire romaine et mon histoire sainte aux vieux paysans émerveillés, c’est Marius qui me ramène, et nos pas sont scandés comme l’était la danse par le chant vigoureux qu’il lance à pleine voix au cœur de la nuit. S’il s’assoit pour tresser les oignons et les aulx sur la terre ameublie de nos bosquets de Saint Estève ou, dans son échauguette obscure, pour clouer en cadence les cassetins de figue sèche parsemés d’immortelles et de lauriers, Marius continue son inextinguible chanson. Je n’en perds pas une syllabe, et le demi-siècle écoulé n’a pas éteint certaine vibration du vitrage aux roulades de la romance qu’il a rapportée de Toulouse où il a été voltigeur :

Enfants de la même chaumière

La voix qui lui répond est plus ancienne encore. C’est notre vieille bonne, celle qui m’a reçu dans son tablier, comme elle dit, le jour de ma naissance, et qui, ce jour-là, comme tous les autres, fit avouer à l’auditoire résigné que « Sophie est en chant ». Le chant ne cessait guère que lorsqu’il lui fallait écouter la lecture d’une recette de cuisine : elle chaussait alors de grandes lunettes de fer sous lesquelles son œil rapide rayonnait un magnifique esprit d’illettrée