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LE SUCRIER EMPIRE

que j’ai pour elle. Elle le sait surtout parce que j’ai pu enfin le lui dire, ce soir, à la sortie du Vaudeville, pendant que Poussenot, son mari, courait à la recherche d’un taxi.

Il est infiniment plus commode d’avouer un amour à une dame la nuit dans le grondement des boulevards : on ne l’entend pas soupirer et on ne la voit pas rougir. Tout remords est évité.

— Jeanne, je vous aime, lui ai-je dit.

— Il ne va pas en trouver, m’a-t-elle répondu en suivant du regard son mari qui suppliait les chauffeurs.

— Jeanne, quand serez-vous à moi ?

— C’est toujours la même histoire ! Voilà ce que c’est de ne pas avoir d’auto !

La conversation a continué ainsi, charmante d’inattendu, jusqu’à ce que Poussenot revienne, triomphant, debout sur le marchepied de l’auto.

— J’en ai trouvé un qui veut marcher, nous cria-t-il.

— Moi aussi ! dis-je à Jeanne en l’accompagnant au bord du trottoir.

Je pris congé du ménage avec un serrement de mains bien significatif. Malheureusement, dans ce mélange de nos bras, je me trompai et c’est la main du mari que je serrai longuement et en câlinant le bout des doigts.

J’ai su depuis, par elle, qu’il dit à sa femme :

— Ce pauvre Edmond doit avoir besoin d’argent. Il m’a serré la main comme à quelqu’un sur lequel on peut compter…

Il faut bien que je dise — je retardais le plus possible cet aveu qui me fera juger sévèrement — que Gaston Poussenot est mon vieil ami. Nous avons fait ensemble nos études au lycée de Lyon, un même examinateur nous a recalés au baccalauréat, nous avons porté l’uniforme pendant deux ans au même régiment avec des mains également sales. Après, il s’est marié et, prenant