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pas ? — Moi, non. Je ne veux pas… — Tu ne veux pas chanter Je suis chrétien ?… — Je ne veux pas. Pas, pas… — Eh bien, alors ! nous autres, nous ne te voulons pas »… Et la petite fanatique me chassa en disant bien haut que, lorsqu’ils seraient grands, ses jeunes compagnons sauraient toute chose, mais, pour n’avoir pas voulu chanter le Cantique, le seul Charles ne saurait rien.

De cette esplanade du Cours à la petite maison natale, située sur le quai, je rentrai seul, pensif et le cœur un peu gros. Cette malédiction me préoccupait. Quand je l’eus contée, non sans peine, ma mère, à ma surprise ne fit pas les gros yeux, mais elle sourit à demi. « Il était fâcheux, me dit-elle, d’avoir laissé voir son mauvais caractère en refusant de chanter. Je suis Chrétien était un très joli cantique, il serait bon de le savoir. Néanmoins, la petite Tistée avait exagéré : un enfant qui travaille bien et sur tout s’il est sage, peut devenir aussi savant que les autres, sans avoir chanté tous leurs airs… » Elle dit. Je sautai de joie, car la sentence était entendue au sens large. Je gardai l’habitude d’éviter de chanter, de me plaire follement à toute chanson et de n’en rien laisser percer.

Devenu homme, et puis vieil homme, et changé médiocrement, la belle musique religieuse a pu me secouer de la tête aux pieds et, plus tard, l’on a pu me chanter, de très près, des mélodies plus riches, plus libres, plus ardentes, plus compliquées ; l’implacable fidélité de mon souvenir auditif peut me permettre de reconstituer, point par point et nuance à nuance, tout ce que j’ai perçu des airs populaires de France et de Provence, le Chansonnier du Félibrige tout entier, le « J’ai perdu » d’Orphée ou « l’Amour, l’Amour » de Carmen, ou certaine Prière d’Elsa ; toujours cette effusion de bonheur et de joie a commencé par me sembler beaucoup trop pénétrante pour être avouée clairement. La douceur de son flot semblait heurter quelque défense de rocher,