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LES MÉMOIRES D’UN IMMORTEL

qu’une véritable sympathie. J’en eusse fait, dans un roman, un héros balzacien. Il me séduisait et m’effrayait à la fois par l’ampleur de ses conceptions sur tout ce qui touche à la science et à la sociologie et parce que, sous la floraison sauvage de son esprit, découvrais quand même les racines d’un certain bon sens.

Il était inventif, maladivement inventif, autant que le génie appartient à la pathologie. Très laborieux, l’aube le surprenait souvent à sa table de travail. Mais il avait également des besoins de détente qui dépassaient la normale. Il les apaisait aux champs, disparaissant pendant des mois. Ses ennemis, qui étaient la généralité, en profitaient pour le charger des pires calomnies. Certains le disaient interné dans une maison de fous. D’autres affirmaient l’avoir rencontré en des compagnies infâmes. D’autres le prétendaient en prison. Mais moi, qui savais sa pureté de mœurs et sa prudence de savant, je ne doutais pas que je le verrais reparaître un beau matin, renouvelé par le repos, plus apte que jamais à continuer ses conquêtes intellectuelles. En sorte qu’après avoir cru pouvoir l’étudier, pour une de mes futures œuvres, comme un type de fantaisie amusante, ce à quoi me portaient l’extravagance de son imagination et la crudité de son langage — fort choquantes pour l’écrivain délicat que je m’efforçais à devenir — j’avais dû reconnaître que c’était plutôt lui qui me dominait de sa cérébralité alarmante.

Il gardait pourtant à ses très rares amis un cœur d’une grande sensibilité, capable de dévouement, de sacrifice. Il me le révéla en des circonstances ou je m’y attendais le moins, et ce furent ces témoignages qui me décidèrent à ne pas interrompre nos relations, lui d’un savant, moi d′un poète. Il resta le familier de ma maison. Il fut mon témoin à mon premier mariage et se proposa comme parrain de Ninette. Il me secouru enfin de sa science, hélas ! impuissante, de son affection en tout cas, quand Émeline suc-